Pourquoi je vous parlerais de cette petite île située à l’entrée du détroit des Dardanelles ? Il existe des dizaines de spots insulaires dont les rivages ont eux aussi un jour hébergé des vignes : la Corse, Oléron, Ré pour ne citer que les nôtres, Majorque, la Sicile, Corfou, la Sardaigne chez nos voisins, la Crète, Chypre, les Cyclades en Grèce et bien sûr j’en oublie…
Alors pourquoi évoquer à tout prix Bozcaada, deux fois plus petite que Belle-Ile-en-Mer ? Je n’y suis même pas allé !
Sans doute cet article d’Aiça Balci paru dans le numéro 1707 de Courrier International qui m’aura alerté : une double page consacrée à la description d’un lieu idéal par son sol et son climat, un don de Dieu qui en fait une ile de vin. Et nous voici devant une carte postale empreinte de nostalgie du vin et du vivre-ensemble que l’auteure s’emploie à dépeindre dans un story-telling convenu : c’était mieux avant…
Je ne sais pas si vous le ressentez vous aussi mais je trouve qu’on se complait de plus en plus dans un monde passéiste dont l’histoire est forcément revisitée amputée, tronquée pour mieux coller aux besoins de la mélancolie ambiante. Le milieu du vin n’y échappe pas. Et l’article publié par Courrier International en est bien le reflet.
Une autre lecture s’impose.
Bozcaada le coeur a ses raisins
« Bozcaada le coeur a ses raisins »… Joli titre d’article. On y apprend qu’autrefois son nom grec était Tenedos, que les Chrétiens et les Musulmans y ont cohabité fraternellement : D’un côté deux minarets se dressent entre les maisons en se découpant sur le ciel bleu. De l’autre côté, c’est le clocher de l’église qui s’élève à l’horizon.
Tout ce beau monde vivait de la production viticole : une division du travail s’était même instaurée tacitement jusque dans les années 20 : Les Turcs cultivaient la vigne, les Grecs produisaient du vin à partir de leur raisin.
Je reformule : aux Musulmans la production du raisin (le Coran n’y voit pas d’inconvénient), aux Chrétiens celle du vin (le Coran l’interdit).
halte aux clichés
Puis Aiça Balci campe le portrait de Günay Yurdakul 33 ans, jeune vigneron de la cinquième génération du domaine Çamlibag. En prenant la relève de cette petite exploitation créée en 1925, Il perpétue la tradition familiale et s’attache à préserver le métier de vigneron à Bozcaada…
Décryptage : en 1923 Mustapha Kemal, fondateur de la république laïque turque, légalise la viticulture. Une opportunité pour les travailleurs à la vigne turcs qui peuvent enfin devenir vignerons à part entière. Le Traité de Lausanne et les échanges forcés de populations aidant, les Grecs n’ont pas d’autre choix que de quitter l’ile.
En allant sur le site de Çamlibag, on apprend que l’aïeul turc de Günay Yurdakul « rachète » le domaine d’un exploitant grec sans doute contraint de partir.
standardisation
Puis l’auteure de l’article revient sur les cépages : Le kuntra est le cépage le plus ancien de Bozcaada et le préféré de Yurdakul. Le vin rouge qu’il produit n’existe nulle part ailleurs. C’est exact et les vins de Günay Yurdakul n’en sont sûrement que plus originaux. Mais la Turquie n’est-elle pas le berceau de centaines de cépages ?
Et n’a-t-elle pas dû importer progressivement des cépages comme le cabernet-sauvignon, le merlot, pour obtenir des vins de qualité ? La gamme des vins de Çamlibag n’y échappe pas, pas plus que celles des autres vignerons de Bozcaada comme le domaine Amadeus.
double jeu
L’article poursuit : il y a longtemps que ce travail [le métier de vigneron] dans lequel il met tout son coeur n’est plus rentable en Turquie. C’est pourquoi de nombreux propriétaires vendent leurs vignobles pour ouvrir des hôtels.
Mais pourquoi ne pas le dire ? Exercer aujourd’hui le métier de vigneron en Turquie n’est pas facile car ce n’est plus un pays laïque. L’arrivée au pouvoir du président actuel et de son parti islamiste AKP a bouleversé les choses. Sous couvert de Santé publique, dès 2013 une série de mesures est venue « encadrer » la production du vin turc : multiplication des taxes, pas de pub, interdiction d’organiser des dégustations interdiction de la vente d’alcool au détail de 22h à 6h du matin et en permanence à proximité des écoles et des mosquées de tout le pays…
Résultat : une baisse de consommation que tentent de compenser tant bien que mal des aides à l’export principalement vers l’Allemagne, la Suède et le Danemark, pays où la diaspora turque est très présente et n’a pas d’état d’âme à consommer du vin. Car au bout du compte le vin hors-les-murs ce n’est pas si mal quand ça peut rapporter des devises dans un pays où le taux d’inflation dépasse cette année les 58% !
un silence pesant
Et pas un mot sur la façon de trouver les vins de Çamlibag ? C’est vrai la loi turque s’oppose à toute forme de publicité mais pourquoi Aiça Balci, journaliste allemande, qui écrit dans l’un des trois plus grands quotidiens du pays, le Süddeutsche Zeitung de Munich (article repris par Courrier International) s’y conforme ? Alors s’il faut rendre service à des vignerons en difficulté voici quelques pistes : à Bozcaada on peut trouver les vins de Günay Yurdakul à la boutique du domaine Çamlibag Saraplari, dans un bar à vin dans la rue à côté, Tenedion House sur cette liste de points de vente et de restaurants en Turquie et enfin sur les plateformes comme Vivino, Winedexer, Wineanatolia…
Voilà qui complètera le point de vue proposé dans Courrier International. Et pour finir de démystifier Bozcaada, ajoutons enfin que l’ile possède une route des vignobles, un marathon annuel, un parc éolien, de quoi nous ramener à la réalité d’aujourd’hui !
François
image à la Une : crédit Çamlibag