Il va manquer cette année quelques centaines de millions d’euros au secteur des vins et spiritueux. La faute à qui ? On ne citera personne mais tous les regards savent vers qui se tourner…
Selon les Vignerons Indépendants de France, quelques 3600 caves particulières seront touchées par ces nouveaux droits de douane.
Bien sûr, les prestigieux châteaux bordelais, les maisons de champagne renommées et les domaines réputés de Bourgogne pourront facilement répercuter les augmentations de tarif douanier sur les prix de vente, en demandant un effort aux importateurs et en rognant un peu sur leur marge.
C’est oublier les gros bataillons des domaines viticoles indépendants. Comme en Loire par exemple, à Savennières, en Layon, à Montlouis, à Sancerre ou en Muscadet, des dizaines de domaines qui exportent depuis 15 ou 20 ans aux États Unis, parfois plus. Ils ne tarissent pas d’éloges sur les liens de fidélité avec les importateurs US, leur soif de découverte et leur fiabilité économique. Merci au marchand de vins californiens Kermit Lynch qui a ouvert l’accès des vins français aux papilles américaines. Il est l’auteur du best-seller « Mes aventures sur les routes du vin » le récit culte de son voyage à travers le vignoble français et ses incroyables rencontres vigneronnes des années 80.
Et ces dizaines de propriétés provençales qui mettent en avant avec une légitime fierté leurs efforts à l’export- souvent la moitié de leurs ventes – principalement aux Etats-Unis.
Comment vont-ils se rattraper ?
L’ŒNOTOURISME : UNE FIERTÉ NATIONALE
Beaucoup disent que l’œnotourisme pourrait contribuer à ce rééquilibrage. A cet égard, les récents chiffres d’ Atout France apparaissent comme autant des communiqués de victoire : 12 millions d’œnotouristes en 2023 (dont 5,4 millions de visiteurs internationaux), 33,6 millions de visites « dans des lieux dédiés aux vins » – quèsaco! il faudrait qu’on nous explique qu’est-ce qu’un lieu dédié aux vins.
Au-delà de ces chiffres tape-à-l’œil, la politique française du tourisme viticole est une incontestable réussite. L’ancien ministre Hervé Novelli qui présida longtemps le Conseil supérieur de l’œnotourisme fut la cheville ouvrière du rapprochement, loin d’être évident, entre vins et territoires comme il l’exprime dans cette vidéo très édifiante.
L’œnotourisme a un impact direct sur la vente de vins, nul ne contestera cette affirmation, mais de là à rattraper les centaines de millions d’euros évaporés dans les surtaxes à l’export, il y a loin.
LA FIGHT DES PLATEFORMES NUMÉRIQUES
Preuve incontestable du succès de l’œnotourisme en France, la bonne santé compétitive des deux plateformes numériques Rue des Vignerons (B.Lavoinne et J.Isnardi) et Winalist (Nicolas Manfredini) qui nous proposent les « plus belles destinations dans le vignoble français ».
Lancées il y a une dizaine d’années, ces plateformes ont l’immense mérite d’avoir freiné l’hégémonie de Booking et TripAdvisor sur le marché des séjours œnologiques. Réjouissons-nous que les commissions versées restent en France.
Rencontré à Porto, lors des derniers World Travel Awards, le jeune trentenaire Nicolas Manfredini nous avait dévoilé ses grandes ambitions : déploiement en Espagne, Italie, Portugal, lancement de cartes cadeaux « Vin & Dégustation ».
Aujourd’hui il affiche 1300 destinations en France et un nombre similaire en Europe. Rue des Vignerons, basée à Toulouse a choisi plutôt le terrain en tant que partenaire du magazine Terre de Vins et Atout France pour l’évènement Destination Vignoble. La discrétion est de rigueur quant au volume d’affaire; on parle de 250 000 clients par an pour chacune d’elles.
Y-a-t-il un impact sur la vente de vin ? Des chiffres non vérifiables circulent sur les achats au caveau, 50 à 75% des visiteurs choisiraient d’acheter du vin lors de leur visite. Est-ce si important ?
L’offre oenotouristique des domaines propose une multitude d’expériences – dégustation verticale, initiation à l’œnologie, accords mets-vins- dont la facturation équivaut ou dépasse souvent la vente de cartons de vins.
Ces plateformes numériques ont apporté une vraie valeur ajoutée au secteur. Par un gros travail de pédagogie, par le conseil et le renforcement des équipes d’accueil, elles ont relevé la qualité de l’offre des domaines et châteaux en les alignant sur les standards premiums anglo-saxons, répondant ainsi aux attentes exigeantes d’une clientèle internationale. Les derniers récalcitrants, ceux qui voulaient se débrouiller tout seuls, ont vu que les « no-show » au domaine ou les beuveries au caveau pouvaient coûter très cher.
Ils ont fini par rejoindre la grande famille des vignerons labellisés Vignobles & Découvertes.
L’ŒNOTOURISME DANS LE RÉTROVISEUR
Depuis 2014 pas moins de 250 articles furent publiés dans Génération Vignerons sur des sujets ayant trait, de près ou de loin, à l’œnotourisme français et international. S’il serait présomptueux de vouloir en tirer quelques leçons, il n’empêche que Audrey, Caroline, Christelle, François, Marc, Christophe, Jean-Luc, moi-même, avons vécu cette même expérience sans cesse renouvelée du partage vigneron, ce moment unique où l’on entrechoque nos verres avec celui ou celle qui nous accueille et qui nous dit : Alors, on goûte ? dans l’attente d’un signe de satisfaction, d’un sourire sincère, qui sera la récompense pour tant d’efforts consacrés à faire du bon vin.
Avec le recul d’une quinzaine d’années, l’«œnotourisme à la française » qui crée un flux de visiteurs croissant dans les domaines viticoles labellisés, a été un complément de revenus et un facteur de développement pour de nombreux vignerons indépendants. Il y a ceux qui ont très vite profité des aides à la création de gîtes ou de chambres d’hôtes et cela les a sauvés. Laura Sémeria, l’ancienne propriétaire du domaine de Montcy en Loire, reconnaissait, après avoir subi tant de gel et de mauvaises récoltes alors qu’elle venait de passer en biodynamie: sans les gîtes et les visiteurs, on était mort.
L’équilibre a été difficile à trouver entre deux métiers a priori difficilement compatibles : vigneron et manager touristique. Faut-il investir dans une flotte de gyropodes, de 2CV, ou dans des amphores de vinification ? L’excellence oenotouristique ne rime pas toujours avec l’excellence œnologique.
LE PHARE DU VILLAGE
Le caveau de vente a pris aujourd’hui des allures de marketplace. On y trouve bien sûr la gamme du domaine, des millésimes anciens, mais aussi les fromages de chèvre de la voisine, le miel, le pain bio, les confitures, les jus de fruits, les tisanes, les spiritueux, les charcuteries, etc. Là où les commerces ferment, le vigneron fédère les producteurs locaux, souvent bios, qui y trouvent un vaste public allant des voisins aux visiteurs de la ville. Et on allait oublier le concert gratuit du jeudi !
Le Pays rural de Créon, dans l’Entre-deux-Mers bordelais connaît un renouveau de sympathie grâce au formidable rayonnement du château Le Grand Verdus (famille Le Grix de la Salle), multimédaillé en trophées d’œnotourisme.
L’ART DANS LES VIGNOBLES
Là où la transformation est la plus visible, c’est bien dans la sphère culturelle lorsque le vin devient à la fois le but et le prétexte d’une visite, d’un partage, d’une découverte. Quelle chance avons- nous de pouvoir découvrir gracieusement autant d’œuvres d’art dans les parcs des châteaux du Médoc ou dans les domaines provençaux comme ici l’oeuvre de Prune Nourry au Château La Coste. Le contraste est saisissant entre les régions viticoles et les autres, clairement désavantagées.
Me revient en mémoire le festival Les Arts par Nature du domaine du Prieuré La Chaume en Vendée. Le vigneron Christian Chabirand et la chorégraphe Sylvie Saint-Cyr ont eu la magnifique intuition d’associer la production de vins bio à ce festival. La Ligue de Protection des Oiseaux (LPO 85) et l’Orchestre National des Pays de la Loire (ONPL) ont répondu présents pour des concerts, des conférences, des dîners dégustations, des expos de peinture, des résidence d’artistes, des remises sur les vins etc. Une offre festivalière qui accueille chaque été plusieurs milliers de visiteurs, locaux et nationaux. Sont-ils pour autant comptabilisés comme des oenotouristes ?
Chambord vient d’atteindre (presque) les 1,2 million de visiteurs en 2024, un record. Saviez -vous que le Domaine national possède depuis 2018 un vignoble de 14 hectares à portée de vue du château planté en romorantin, pinot noir, gamay, arbois et sauvignon appelé « vignoble du 500ème anniversaire » en référence aux vignes historiques plantées par le roi François 1er.
De nombreux mécènes ont contribué à la réalisation de ce projet, Génération Vignerons en fait partie. Aujourd’hui le vignoble et le chai se visitent, le vin se déguste et s’achète. Combien d’oenotouristes parmi les visiteurs du château ?
Connaissez-vous l’œnotourisme d’affaire ?
Ce n’est pas un oxymore mais une réalité économique. Les 4000 associés des Groupements Fonciers Viticoles de Terra Hominis sont conviés chaque année en assemblée générale dans la cinquantaine de domaines du mouvement.
Tous ne se déplacent pas, mais pour avoir assisté à l’AG de Marc Plouzeau à Chinon, je peux confirmer que les coffres de voitures étaient bien chargés en cartons ; normal car le dividende est payé en bouteille !
Tous ces « oenotouristes » cités sont-ils comptés dans les 12 millions d’individus revendiqués par AtoutFrance ? Comme souvent, les politiques et les technocrates aiment les chiffres ronds et à la louche, pourvu qu’ils soient en croissance.
LA MÉDAILLE A SON REVERS
Une sorte de discrédit planerait aujourd’hui sur l’œnotourisme. Ne sentez-vous pas que le mot a perdu un peu de son rayonnement ? Déguster et acheter le vin, n’est-ce pas un peu à contre-courant de l’air ambiant ? Quelques images clichés ont fait leur apparition. C’est le surtourisme bordelais alimenté par ces milliers de croisiéristes et sa flopée de bus et de vans sillonnant le plat pays médocain. Ou ces hôtels de luxe, Spa 5 étoiles et chefs dédiés qui fleurissent dans le morne paysage viticole languedocien. Bien sûr, les « expériences œnologiques » heureuses sont toujours majoritaires, mais le centre de gravité de l’œnotourisme s’est déplacé, semble-t-il.
L’évènementiel oenologique, porté par l’essor concomitant d’Instagram, Facebook et autres réseaux sociaux a explosé après la pandémie.
Des milliers d’évènements se déroulent partout dans l’Hexagone (fêtes du vin, portes ouvertes, salons bio, millésimes, anniversaires, clubs, le temps des copains, percées, paulées, vignes-vins-randos, vendanges d’un jour, festivals, Salons Aux Vignobles organisés partout en France par le leader de l’événementiel GL Events, etc) incarnant cette envie de partage, d’échange et ce besoin de se retrouver propre à l’identité vigneronne.
VERS L’AGRITOURISME
Le vin vous savez, on n’y connaît rien ! Ce manque ressenti par des millions de Français fut le socle fondateur d’une nouvelle curiosité pour les vignobles et les vignerons, les cours d’œnologie ou les dégustations chez le caviste. Aujourd’hui Les Français s’y connaissent (un peu) plus en vin. Mais une nouvelle attente fait jour dans les familles citadines. Plus qu’une attente il s’agit d’une inquiétude et même d’un désarroi portant sur le bien manger. A l’heure où le bio bat de l’aile, les ruraux et leurs productions agricoles cristallisent les espoirs des « gens de la ville » pour une alimentation plus saine et pour un tourisme plus durable.
Le consultant et ami Marc Jonas nous livre ici son regard prospectif :
Comment faire pour retrouver la ruralité authentique ? Soit une paysannerie pas trop déformée. Elle dépend aussi de l’imaginaire que le visiteur potentiel est capable de projeter sur la destination.
L’agritourisme est de la « production humaine d’existence » nous dit l’essayiste américain Murray Bookchin, ce que les industriels du tourisme appellent de l’expérience. Il serait préférable de dire « installer des opportunités de relation » qui dépassent l’humain : c’est rencontrer aussi le non-humain soit le paysage, les plantes, les animaux … le vivant dont la société rurale fait partie. Ces espaces ruraux « ordinaires » sont les sujets potentiels d’un agritourisme alternatif, dont l’œnotourisme est l’une de ses variantes. Extraits de son livre « Repenser le tourisme rural : de l’œnotourisme à l’agritourisme » à paraître aux Éditions Bréal en septembre 2025.
Jean-Philippe
Image à la Une : ©Pierre Le Targat-Destination-Angers.jpg