Lorsque, dans une orthographe encore aléatoire, paraît en 1539 le Dictionaire françoislatin, autrement dict les mots François […] tournez en Latin, point de « champagne » ! Tout juste, à la suite du champ, le champart, ce droit féodal que s’attribuaient les seigneurs en levant une partie de la récolte, vignes comprises. Pas plus d’informations, en 1606, avec Jean Nicot et son Thresor de la langue françoise et pas le moindre article consacré au mot « champagne » dans le Dictionnaire françois de Pierre Richelet, notre premier dictionnaire monolingue, publié en 1680. Il faut donc attendre 1690 pour que, dans le Dictionnaire universel de Furetière, soit enfin offert un article au mot « champagne ». Hélas, si on ne connaît pas déjà l’histoire tardive du champagne, on sera déçu par la définition présentée : « CHAMPAGNE s. f. Terme de Blason, qui se dit d’une espèce de rebattement qu’occupe le tiers de l’Escu vers la pointe. »
Plus clairement exprimé par Thomas Corneille dans son Dictionnaire des Arts et des sciences, en 1694, la champagne représente de fait « l’espace en bas d’un tiers de l’écu(sson) » en ajoutant que « la Champagne est rare en Armoiries ». On s’approchera cependant du sujet, « le » champagne, en consultant l’article que Furetière consacre au vin : « VIN. Liqueur qui est tirée du jus des raisins, & qui enyvre ceux qui en boivent trop […] VIN, est encore distingué par ses qualités & par son terroir. […] Le vin François de Bourgogne, de Champagne. » « Vin de champagne », l’aventure peut commencer !
D’abord « la champagne »
On le constate, au siècle de Louis XIV, inutile de partir à la recherche du genre masculin pour le mot champagne. De fait, au-delà de la particularité de certains blasons, la champagne désigne d’abord en effet toute étendue de terre cultivée, ouverte et plate, comme en témoigne déjà en 1551, dans sa traduction de De re rustica (Des choses rustiques), le Tourangeau Claude Cotereau : « Il y a troys genres de terre, c’est à scavoir plat pays ou champagnes, pays bossu, et pays de montaignes. » En fait, lointain dérivé du latin campus, « campagne » à l’origine du mot champ, c’est le bas latin campania, attesté au VIe siècle et désignant une plaine qui donnera le mot champaigne ou champagne, entré en langue française au début du XIIe siècle. On peut de la sorte évoquer la champagne de Saintonge, dans le Sud-Ouest.
À dire vrai, pour les géographes, comme le précisent les auteurs du Trésor de la langue française achevé en 1994, une champagne reste avant tout une « terre au sol riche sur une assise calcaire portant de bons vignobles, telle la province de Champagne ». « Bon vignoble », voilà de solides bases.
Rapprochons-nous de ladite région avec le Grand Dictionnaire historique de Morery, en son édition de 1702, au cœur duquel un long article est consacré à la Champagne, en tant que « Province de France ». L’origine même du mot est rappelée par Grégoire de Tours, qui « estime que son nom est tiré de l’étendue de ses belles campagnes, qui fournissent en abondance du blé et du bétail ». À tort, on n’y évoque pas encore la vigne. C’est pourtant elle qui offrira à la Champagne sa plus prestigieuse renommée.
« La champagne est gaulée ! »
Parmi les expressions d’hier dans lesquelles on retrouve le mot « champagne », il en est une qui fait explicitement référence à la région et non à la boisson. « La champagne est gaulée ! », disait-on en effet au début du XVIIe siècle, expression enregistrée dans les Curiosités françoises d’Antoine Oudin, ouvrage publié en 1640. Ce qui voulait dire : « les affaires vont mal ! » Frapper à coups de gaule un arbre, c’est le dépouiller de ses fruits, et a fortiori une plaine dotée d’une terre peu fertile, une « champagne ».
En fait, c’est dès 1695, par ellipse du « vin de Champagne », qu’est enfin attesté « le champagne » au masculin. On le retrouve peu après pénétrant en 1704 notre littérature, avec Jean-François Regnard dans un dialogue de l’une ses pièces, donnée en 1704, Les Folies amoureuses : « – Je vide gentiment mes deux bouteilles. – Peste ! – Oui vraiment, du champagne encor, sans qu’il en reste. »
« Vin blanc mousseux qu’on prépare en Champagne », tel est à présent ce à quoi correspond le « vin de Champagne », autrement dit, par ellipse, le « champagne ». Mais il n’est pas encore entré à ce moment-là dans nos dictionnaires.
« Le » Champagne : le valet et le vin
C’est dans l’édition de 1732 du Dictionnaire universel françois-latin publié par les Jésuites de Trévoux que la pleine reconnaissance du « champagne » est établie. Après avoir en effet délimité la Champagne, en tant que « province de France, bornée au septentrion par la Flandre, à l’orient par la Lorraine, par la Bourgogne au midi, par l’Isle de France & une partie de la Picardie au couchant », les auteurs rappellent que le nom de « champagne » a été donné à cette province « à cause de ses belles campagnes fertiles surtout en grains & en vins ». Enfin est mentionné le vin, tout en précisant ce qui nous importe : « les vins de Champagne sont renommés dans toute l’Europe. »
Symptôme patent d’une pleine mise en lumière du « vin de Champagne », la littérature vient par ailleurs justifier aux yeux des auteurs du Dictionnaire de Trévoux sa haute réputation : « Deux Poëtes ont fait plusieurs pièces ces dernières années, l’un en faveur du vin de Champagne, & l’autre pour le vin de Bourgogne. »
Apparemment, en s’en tenant à ce premier article, manque encore la formule instituant « le » champagne… Ce serait cependant lire trop vite car, contre toute attente, c’est à la fin de l’article consacré à un sens disparu du mot « champagne », donné au masculin, que « le champagne » en tant que boisson fait en toute modestie son entrée lexicographique. Quel est l’article concerné ?
« CHAMPAGNE C’est un nom que l’on donne à un valet ou laquais, qui est de Champagne. Où est Champagne ? Qu’on me fasse venir Champagne. On le dit aussi pour le vin de Champagne. »
Commençons par évoquer le « valet », le mot en ce sens étant sorti de l’usage.
De la champagne, sans opulence avant le champagne, boisson prestigieuse, venaient donc des jeunes émigrants sur Paris pour servir de « galopins » ou « trottins », chargés de diverses courses. Il était alors de bon ton de les assimiler selon les définitions de l’époque à des « gamins peu dégourdis ».
Le champagne pouvait de fait être un souffre-douleur, ou l’objet de plaisanteries. D’où la naissance d’expressions aujourd’hui disparues, mais qui vécurent jusqu’au début du XIXe siècle. Ainsi, en 1808, dans son Dictionnaire du bas-langage où des manières de parler usitées parmi le peuple, D’Hautel consacre-t-il un article au champagne, dans la dynamique du « galopin » sans malice : « Champagne. Attrape, Champagne, c’est du lard. Phrase goguenarde dont on se sert pour railler quelqu’un à qui l’on a joué quelque tour, et que l’on est parvenu à attraper, à prendre dans quelque piège. »
La propreté du « petit » Champagne laisse souvent à désirer. Et c’est donc dans la même veine qu’en 1894, dans le Littré de la Grand’Côte, enregistrant le parler des soyeux de Lyon, Nizier du Puitspelu évoque « la propreté du petit Champagne », présentée comme « une des plus usitées de nos locutions pour exprimer la dernière saleté ». Il illustre alors l’expression d’exemples éloquents. Ainsi, en parlant de son fils, morveux, « Quelle dégoutation ! » s’exclame la mère. Et le père de rétorquer : il a « la propreté du petit Champagne » ! Ou encore, tout aussi instructif, « entre dames » : – Et votre nouvelle bonne en êtes-vous contente ? – […] Elle a la propreté du petit Champagne ! Figurez-vous qu’hier, en découvrant la soupe, nous avons trouvé un cafard dedans qui battait ses agottiaux. Comme si elle aurait pas pu l’ôter ! » Il est vraiment temps de changer d’univers et de passer au vin prestigieux…
« Ils montent aisément à la tête »
À la suite de l’article consacré à la Champagne et ses vins dans le Dictionnaire de Trévoux, place est alors faite à un poème, que les bons Jésuites ont sagement donné de manière anonyme. « Je passe la nuit & le jour À m’enyvrer de ce Champagne, Pour étourdir un fol amour Qui par tout m’accompagne. » Bon début pour « le » champagne !
Si les Encyclopédistes sont parmi les premiers à définir dans nos ouvrages lexicographiques ce que représentent les « vins de Champagne » on restera sur sa faim, car même si le propos est élogieux, il est bien mince : « Les vins de Champagne sont très-délicats : ce qui est cause qu’ils ne portent presque point d’eau, & nourrissent peu. Ils exhalent une odeur subtile qui réjouit le cerveau. Leur goût tient le milieu entre le doux & l’austère. Ils montent aisément à la tête. Ils passent facilement par les urines. Ceux de la côte d’Aï sont les plus excellents. »
On est également déçu qu’il n’y ait point d’article dévolu au champagne dans le Dictionaire critique – avec un seul n selon les vœux de son auteur, l’abbé Féraud, militant d’une orthographe simplifiée. On doit se contenter de l’article mousseux pour bénéficier de la mention du vin de Champagne : « mousser se dit des liqueurs sur lesquelles il se fait de la mousse. Le vin de champagne mousse beaucoup : il est bien mousseux. »
Enfin, ce sera à la veille de la Révolution, en 1786, que le Dictionnaire portatif de la langue françoise, au nom du défunt Pierre Richelet, atteste d’un article sans ambiguïté : « Champagne, substantif masculin. Le vin de la Province de Champagne. » Ce sont les dictionnaires du XIXe siècle qui rendront justice au « champagne » avec des articles substantiels. La gloire lexicographique se sera fait attendre.
Ce texte est extrait du Dictionnaire du vin, de la bière et du champagne : culturel et anecdotique, de Jean Pruvost, paru aux éditions Honoré Champion en octobre 2023.
Jean Pruvost, Lexicologue et historien de la langue française, CY Cergy Paris Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image à la Une : Edouard Manet, Un bar aux Folies bergère, 1881-1882. Wikipédia