N’est-ce pas malvenu de mettre en lumière des vins d’ailleurs alors que la maison viticole française brûle ? La question mérite d’être posée ; il me semble bénéfique de regarder d’autres viticultures davantage gouvernées par la géopolitique ou par l’esprit d’entreprise que par la baisse structurelle de la consommation. Et puis, il y a le goût de Carthage, la cité antique et sa fabuleuse épopée riche d’une multitude d’histoires avec leurs surprises, leurs zones d’ombre et toujours l’espoir de jours meilleurs.
PAS D’AVENIR SANS PASSÉ
Comme beaucoup de vignobles méditerranéens celui-ci remonte très loin, Thucydide nous le dit : les peuples méditerranéens commencèrent à sortir de la barbarie quand ils apprirent à cultiver l’olivier et la vigne. Les phéniciens au IIIème siècle avant JC possédaient déjà la meilleure agriculture grâce aux travaux de l’illustre agronome carthaginois Magon.

Les invasions vandale, byzantine, arabe ou turc n’ont pas empêché la vigne d’exister, servie par des « esclaves chrétiens » captifs des corsaires, dont un certain Saint Vincent de Paul (1581-1660).
L’époque du protectorat français (1881-1956) a été favorable au secteur viticole qui s’est vu attribuer sept AOC, des premiers crus et un grand cru calqués sur le modèle national, même si le vin n’était qu’un supplétif du puissant vignoble français d’Algérie.
RÉVOLUTIONS
Tout change en 1956. La révolution tunisienne menée par son père fondateur Habib Bourguiba fait émerger ce petit pays de 11 millions d’habitants au rang d’une république « libre, indépendante et souveraine » qui « constitue une partie de la nation islamique » (article 5 de la Constitution). On sait que le vin- ou plus exactement l’ivresse- et le Coran ne font pas bon ménage. Certains pays musulmans ont une application très stricte de l’interdiction de l’alcool, d’autres moins.
Depuis 60 ans la politique de la Tunisie à l’égard de la vigne et du vin oscille, au gré des élections et des révolutions entre rigueur dogmatique et pragmatisme économique.

Fin de la partie progressiste : la révolution du jasmin, la fuite du clan Ben Ali, c’était en janvier 2011. Sautons les étapes pour retrouver le pouvoir islamiste aux portes de Tunis, le terrible attentat du musée du Bardo (2015). Évidemment le tourisme s’effondre et le crise du Covid ne va rien arranger.
LES FEMMES S’ÉMANCIPENT PAR LE VIN

En revanche on vous servira des boissons alcoolisées dans des lieux privés (bars, restaurants, hôtels internationaux) détenteurs de licences vendues très cher. Ça n’empêche pas les tunisiens d’acheter du vin et des alcools dans les caves à vins bien fournies des supermarchés. Et qui aurait imaginé que les femmes poussent la consommation comme le montre cette surprenante vidéo de France24 ?
Les années noires sont derrière nous me dit Famhi, mon guide de Didon Tours qui se réjouit de voir les touristes de retour à Carthage et à Sidi Bou Saïd. Avec 9 millions de tourisme en 2023, dont 15% de Français, un certain optimisme est de mise encouragé par un régime politique plus autoritaire, certes. Il semble régner en ce moment en Tunisie un souffle entrepreneurial, une jeunesse décomplexée qui ne rêve plus de France, mais des Émirats.
LE MONOPOLE DU VIN LOCAL

L’Europe si soucieuse de coopération méditerranéenne, ferme les yeux et laisse librement entrer les vins tunisiens. Mais le gouvernement tunisien en limite l’exportation pour ne pas assécher le marché local. Ça serait un peu bête de devoir dire aux touristes : on n’a plus de vin local parce que vos pays achètent tout notre vin.
Comment découvrir les vins tunisiens très mal distribués en France? Les boire sur place mais ça peut devenir fastidieux. Le meilleur endroit pour retrouver la gamme complète reste le duty free de l’aéroport de Tunis-Carthage. Dans vos emplettes n’oubliez pas le Vieux Magnifique du domaine Neferis, une syrah surpuissante qui ravira vos amis séniors.
L’ATOUT MUSCAT
Une douzaine de caves ou domaines fournissent la totalité de la production. Les Kurubis, Saint Augustin, Ceptunes, Shadrapa, Drassen, Neferis et les fameux Vignerons de Carthage (60% du marché) sont organisées en sociétés d’économie mixte tuniso-françaises, tuniso-italiennes, allemandes ou suisses. Elles produisent autour de 30-35 millions d’équivalent-bouteilles sur une dizaine de milliers d’hectares travaillés par 2500 viticulteurs. Un mot sur les cépages qui n’ont rien de comparables à la Grèce avec ses 200 cépages autochtones. L’influence italienne a apporté le vermentino et le sangiovese, l’influence française a imposé le carignan, la syrah, le cabernet-sauvignon en rouge, le cinsault et la grenache en rosé et en blanc : l’ugni blanc et surtout le muscat d’Alexandrie, cépage unique de la fameuse AOC Kélibia. La centaine d’hectares de muscat blanc, plantée à la pointe du Cap Bon est partagée par plusieurs domaines. Il existe en sec (premier cru) et en VDN – vin doux naturel -le Passum de Magon.
Attendez-vous à ce que le muscat sec, à la robe paille, aux arômes musqués, muscatés, floraux jasmin-citronnelle soit repéré incessamment sous peu par les critiques internationaux. Le 23ème concours Muscats du Monde, qui se déroule à Lunel, Occitanie, en juillet 2024 apportera-t-il la consécration ? Inch Allah.
UN JOYAU PEU EXPLORÉ
La région du cap Bon, promontoire pointé vers la Sicile distante de 170 km, ressemble à « un vaste jardin cultivé en vigne, en oliviers et en une foule d’arbres fruitiers » comme disent les anciens. Cette péninsule alterne collines, plaines, montagne du djebel Ressas, villages traditionnels, ruines romaines sans oublier les côtes rocheuses qui invitent à la plongée. Tu verras, ça sera bientôt la nouvelle riviera tunisienne, prophétise Famhi qui a tenté de m’entraîner dans un investissement hasardeux. La preuve avec cette vidéo :
LE COUP DE SIROCCO
La majorité des vignes tunisiennes se situent dans cette région, autour de Mornag, Sidi Salem, Nabeul et Kélibia sur des sols calcaires et argilo-calcaires bien drainants. C’est quand même sec, la haut ! aussi les vignes sont largement irriguées. Vous vous souvenez peut-être du «Coup de Sirocco» le film d’Alexandre Arcady avec Roger Hanin. Didier Cornillon, co-gérant du domaine Kurubis précise : quand le sirocco souffle à 50°C, il n’y a pas grand-chose qui résiste. L’oenologue d’origine française a fait du vin aux quatre coins du monde avant de poser son sac au Cap Bon. Il investit, modernise les équipements, développe le bio et attire autour de lui de nombreux jeunes professionnels en viticulture-œnologie venus de Montpellier, de Bologne ou de l’Institut d’Agronomie de Tunisie.
Malgré des conditions climatiques sévères et des conditions économiques incertaines rien ne semble décourager les investisseurs et les aventuriers. Parler d’une ruée vers « l’or de Bacchus » serait un peu exagéré, mais le mouvement est en marche avec la transformation des anciennes structures coopératives. A l’image des Celliers de Montfleury créé en 1895 par René Lavau un « immigré français en Tunisie ». Les dirigeants d’aujourd’hui, sans renier la tradition française jouent la carte des vins anglophones mondialisés portés par les réseaux sociaux.
L’ŒNOTOURISME EN PRIME

Le coup d’envoi des « Chemins de la Vigne Iter Vitis Magon » n’a toujours pas été donné du fait de la pandémie et un peu de retard à l’allumage. Un retard inespéré qui offre en 2024 l’opportunité à quelques étudiants audacieux, passionnés par l’histoire antique, la vigne et le vin d’être pionniers sur l’itinéraire. Leurs « carnets de voyage » intéresseront vivement Génération Vignerons. Voici un premier indice : l’article Renaissance d’un vignoble antique de Jean-Baptiste Ancelot, l’auteur de Wine explorers, le 1er tour du monde du vin qui a parcouru en 2018 les vignobles tunisiens et en est revenu conquis.
Jean-Philippe








Toujours très intéressant
Merci pour ce commentaire très encourageant !
Où trouver les vins tunisiens en France
Merci pour l’intérêt que vous avez porté à l’article. Il n’y a plus de distribution organisée des vins de Tunisie en France, malheureusement. Quelques propositions sur internet mais sans garantie. Le mieux est de se rendre sur place et acheter le vin au duty-free de Tunis-Carthage, très bien achalandé. Vous êtes sûr de pouvoir ramener 6 bouteilles.