« On ne va pas remplacer l’œnologue par une IA mais les œnologues qui n’utiliseront pas l’IA vont être remplacés… » Ces propos tenus par Gabriel Lepousez, le chercheur en neurosciences sensorielles à l’Institut Pasteur que-tout-le-monde-s’arrache, j’avoue qu’ils m’ont laissé perplexe.
Naïvement j’avais tendance à penser que s’il y avait bien un métier qui était à l’abri des progrès de l’Intelligence Artificielle, c’était celui-là : « Du grec oînos, vin et lógos, science, discours, l’œnologue est celui qui possède la science du vin » peut-on lire sur Wikipedia. C’est donc un expert aux connaissances techniques et scientifiques rompues. Et un artisan -voire un artiste- dont les domaines d’applications vont de la culture de la vigne à l’élaboration du vin, son élevage et son conditionnement. Bref, une tête bien faite et…bien pleine.
Alors que toutes les facettes des activités humaines sont progressivement infiltrées -envahies devrais je dire- par les algorithmes, il n’y avait donc aucune raison pour que celles liées à l’œnologie y échappent !
cartographier le vin
Voilà une expérience qui interpelle. Parlons de celle menée par L’Université de Genève et l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin publiée dans la revue Nature. Les scientifiques ont cherché par machine learning si l’on pouvait établir un lien entre les propriétés chimiques et les diverses caractéristiques du vin.
On vous épargne la description des techniques utilisées, mais, en procédant à l’analyse chimique à l’aveugle de 80 vins produits au cours de 12 millésimes de 7 domaines de la région de Bordeaux, les chercheurs ont retrouvé par les algorithmes la géographie de la région de Bordeaux, le domaine et même le millésime avec toutefois pour ce dernier critère une précision de 50%.
Le vin a donc bien sa carte d’identité chimique, un outil qui peut devenir précieux pour un œnologue. Et au passage c’est sans doute là une piste nouvelle pour lutter contre la contrefaçon.
On imagine avec un certain vertige ce qu’il serait possible de produire à partir des données largement sous-exploitées des laboratoires d’œnologie dont pour certains l’existence remonte aux années soixante…
le cas Bollinger
Les datas. Justement, quand on est une maison de champagne née en 1829 et qu’on est bien organisé, on dispose forcément d’archives. Chez Bollinger celles-ci sont vivantes avec de vieux vins dont certains datent de l’origine ! Une potentielle base de données unique en son genre.
C’est le pari que s’est lancé Denis Brunner, le directeur vins de la maison. L’objectif étant d’apprendre des millésimes passés pour prédire les millésimes futurs déclare-t-il au Figaro Vin.
Après un travail sur plusieurs années de recueil de données phénologiques et météorologiques, de notes de dégustation, le modèle numérique mis au point permet de prédire la qualité d’un millésime…
quand Google s’en mêle
Toujours dans l’univers de la chimie, allons faire un tour dans le domaine olfactif : Osmo, une jeune pousse née dans les laboratoires de Google Research développe des substituts aux odeurs et en crée de nouvelles. Concrètement, Osmo a développé un algorithme capable de prédire l’odeur d’une molécule d’après sa structure. Sa technologie s’appuie sur une «carte des odeurs» composée grâce à l’intelligence artificielle, expliqueWired.
Leur logiciel a été « entraîné » sur 5 000 molécules disponibles dans les catalogues de parfums. L’IA a ensuite appris à reconnaître les associations entre une molécule et sa perception. Une aubaine pour les parfumeurs en mal de matières premières ou de créativité ?
Une technologie applicable à l’univers du vin ?
un vin conçu par IA ?
Pour Gabriel Lepousez on n’y est pas encore. Les données chimiques, les descripteurs sont faciles à représenter mais les données inter-culturelles c’est plus compliqué : par exemple d’un point de vue sémantique, le même objet, on ne le nomme pas de la même manière.
Cette molécule est un ester connu comme la fraise des bois. Quand je le fais sentir en Asie du Sud Est ou au Brésil, on ne me répond pas fraise mais ananas ou féijoa… Sans compter qu’on est tous différents d’un point de vue physiologique : entre un enfant, un ado, un adulte, une vieille personne, on ne perçoit pas les choses de la même manière. Sans oublier le contexte dans lequel je déguste : il va modifier parfois la façon dont je perçois certains arômes, certaines couleurs, certains goûts.
Toutes ces données, il va falloir les injecter dans la machine et elles sont autrement plus difficiles à être collectées.
Stéphanie Marchand de l’IFV de l’Université de Bordeaux renchérit : Il y a plein de paramètres qui vont influencer la dégustation, l’âge, la température du verre, les convives…et surtout la capacité de transcription : ce que vous allez être capable de dire de votre dégustation. Le commentaire de dégustation c’est très complexe à analyser !
modéliser le dégustateur ?
Stéphanie Marchand : L’IA ne projette pas. Elle ne tient pas compte des volumes de cuves, des paramètres RH ou financiers de l’entreprise. L’IA ne va pas vous dire ce vin il va falloir l’assembler de telle ou telle façon. Donc pour le moment on ne peut pas modéliser le dégustateur ? Non mais le problème c’est le « pour le moment… » Alors va-t-on progresser sur le sujet ? oui mais…c’est à la filière vin d’avancer sur ce sujet et non aux spécialistes de l’IA.
François
Les interventions de Stéphanie Marchand et Gabriel Lepousez sont extraites de la table ronde Dégustation et nouvelles technologies numériques Atout ou Menace lors de Vinitech 2024.
bel article, bien enlevé
François
Merci Patrice, ça fait toujours plaisir !