Comment passer du statut de « petit vin de pays » à celui de grand vin identitaire ?
Impossible diront les spécialistes ou alors il faudrait des siècles.
Voilà l’incroyable changement statutaire qui est arrivé aux vins corses, en moins de 50 ans et sans l’ombre d’un miracle avéré même si la ferveur religieuse des habitants de l’île de Beauté est connue de tous.
Si l’on veut trouver un début de réponse, empruntons à Uderzo et Goscinny (Astérix en Corse 1973) ce propos introductif : parce que les Corses, que l’on décrit comme individualistes, nonchalants, hospitaliers, loyaux, fidèles en amitié, attachés à leur pays natal…et plus que tout cela, ils sont susceptibles.
Dites plutôt vins de Corse, c’est quand même plus respectueux, me fait remarquer ce restaurateur de Sartène, un peu agacé par mon feu roulant de questions.
TOUT COMMENCE…
Justement l’histoire pourrait bien commencer à Sartène, cette ville de l’intérieur «la plus corse des villes corses » comme la désigne Prosper Mérimée, l’auteur de Colomba.
Ses hautes maisons de granit aux rambardes ouvragées attestent de sa prospérité passée largement fondée sur la vigne et l’olivier.
Une viticulture insulaire basée sur des cépages autochtones totalement inconnus sur le continent.
Une prospérité tranquille qui fut mise à mal par l’oïdium, le phylloxéra, la Grande guerre, l’exode rural et bien d’autres maux.
Dans les basses vallées de l’île les vignerons baissèrent les bras.
Le vin pour la ville, lui provient de l’Algérie coloniale ou du Languedoc. Bien sûr dans les villages on continua à faire du vin, à la maison pour la famille.
Ah ! l’Algérie, les accords d’Évian, l’indépendance et ces « pieds noirs » qui s’installent par dizaines dans la plaine de l’Est, autour d’Aléria.
Eux, ils savent faire du vin avec des cépages productifs comme le cinsault, carignan, grenache noir, la syrah aussi. Dans les années 1970, on fait du volume et le petit vin corse commence à se faire un nom sur le continent.
Pour la suite je laisse la parole à Damien qui m’accueille à la cave- bar à vins du Cardinal, juste à côté du grand café Napoléon, à Ajaccio bien sûr.
Cette cave est la porte d’entrée des « grands crus insulaires », formule très personnelle car la dénomination n’est pas (encore) reconnue par l’INAO.
Les premières appellations sont arrivées dès 1968 pour l’AOP Patrimonio (nord de l’île), puis pas moins de 6 AOP villages, une IGP et une AOP vin doux naturel suivirent. Bon, il ne fallait oublier personne mais ces appellations traduisent l’incroyable diversité des terroirs corses, les granits d’Ajaccio et Patrimonio, les schistes du Cap Corse, les calcaires de Bonifacio, les sédiments de la plaine de l’Est.
Pour fixer les idées, le vignoble couvre aujourd’hui 6000 hectares (1% du vignoble français), il est exploité par 300 producteurs pour produire environ 50 millions de bouteilles, les deux tiers en rosé. Une production jugée insuffisante pour répondre à la demande croissante, tant dans l’île que sur le continent.
DES FOUS DE QUALITÉ
Il faut parler des hommes, ceux de la génération des années 70-80 qui ont investi et relevé le défi d’une viticulture bio, qualitative, centrée sur les terroirs. Citons la famille Leccia , Antoine Arena, comte Peraldi (famille de Poix), comte Abbatucci, Yves Canarelli, la famille Seroin, Renucci et tant d’autres. Des pionniers qui ont su conquérir sans complexe la bistronomie parisienne et les bars new-yorkais.
Les appellations ont donné un cadre aux assemblages en mettant en avant les trois principaux cépages endémiques. En rouge, le nielluciu, cousin du sangiovese italien que l’on trouve surtout au nord de l’île en AOP Patrimonio et le sciaccarellu, dominant au Sud.
En blanc, c’est le vermentinu appelé rolle en Provence qui l’emporte. Trois cépages principaux qui laissent dans l’ombre une trentaine de cépages endémiques, trop souvent oubliés.
C’était sans compter sur le travail de Jean-Charles Abbatucci, figure de proue du réveil du vignoble corse, adepte des méthodes ancestrales au plus près de la nature. Jean-Charles a pris les rênes du Domaine Comte Abbatucci fondé par son père Antoine, il poursuit son œuvre en perpétuant la collection des vieux cépages sauvegardés. Aujourd’hui son Conservatoire regroupant 18 cépages endémiques près d’Ajaccio est accessible à la visite.
IMPRONONÇABLE MAIS SI POÉTIQUE
On ne va pas en dresser la liste exhaustive, mais certains noms font déjà rêver avant même la dégustation : Biancu gentile, Genovese, Carcajolo biancu, Rossola bianca. Pour compliquer l’ensemble vous avez deux écritures possibles et aussi deux prononciations, la française et la corse. Ainsi bianco devient biancu, rossola devient rossula, etc. Une complexité lexicale qui ajoute à l’exotisme des vins insulaires et contribue à accroître leur pouvoir de séduction.
Mon séjour trop court, ne me permettant pas d’explorer la totalité du vignoble de l’île, c’est la Corse du Sud qui fut mon choix. Ah ! vous avez rendez-vous à Sant’Armettu ? Ce sont des vins recherchés, ils travaillent magnifiquement le sciaccarellu, vous verrez, me dit Damien, le caviste ajaccien.
RENDEZ-VOUS CHEZ L’ERMITE
Se rendre chez le saint Ermite (Sant’Armettu) demande une certaine préparation physique et une voiture bien suspendue. Au sortir de Propriano vous remontez la haute vallée de Baracci. Là, vous laissez la civilisation derrière vous en empruntant une route défoncée, qui devient vite chemin de terre, entre plaine et montagne, entre culture et garrigue.
La nature, la vraie devient généreuse, presque envahissante et comme toujours, la beauté ne s’annonce pas, elle frappe. Est-ce ce paysage striée de rangs de vigne, de plants d’olivier et de chênes verts émergeant du maquis, adossé à la montagne coiffée de bleu ?
Une sorte de jubilation me fait prononcer à mi-voix : Wahou ! comme c’est beau, ici. Des souvenirs, des images remontent : Alentejo, Swartland, des immensités de nature qui ne tolèrent qu’une présence humaine discrète sachant se fondre au paysage comme les bâtiments du domaine Sant’Armettu.
UNE SUCCESS STORY INSULAIRE
La famille Seroin est installée ici depuis les années 60. Pourquoi Lucien Seroin, le « rapatrié » a-t-il choisi la côté Ouest de l’île plutôt que la plaine d’Aléria ? L’histoire prouvera qu’il a fait le bon choix. Le tournant intervient 25 ans plus tard, comme l’explique Gilles, son fils dans un entretien avec Laure Gasparotto (Le Monde 02/20) : Quand mon père m’a annoncé au début des années 1990 que la cave coopérative de Sartène, où il vendait son raisin, fermait, j’avais le choix entre vendre et reprendre.
Il reprend et depuis le domaine n’a cessé de se développer.
Aujourd’hui avec Guillaume son fils et Jeanne sa fille, la famille Seroin s’efforce, année après année à faire des vins qui soient l’expression fidèle de ce terroir dont nous sommes les gardiens. Une persévérance qui les amène au sommet de la reconnaissance, notamment celle de la Revue du Vin de France : Le Domaine Sant Armettu décroche lui sa deuxième étoile dans l’édition 2024 du guide des meilleurs vins. Le domaine fait incontestablement partie du peloton des meilleurs domaines de l’Île de Beauté.
NEZ DE MAQUIS
C’est Marine qui m’accueille au caveau. Après des études en « Marketing et Management du Vin » à l’Inseec à Bordeaux, voilà trois ans qu’elle travaille en Corse. C’est pas facile en ce moment à Bordeaux pour les jeunes diplômés, alors j’ai eu envie d’aller avoir ailleurs. Et la Corse vigneronne, fidèle à sa tradition d’hospitalité l’a accueillie.
Elle me présente la gamme des vins en AOP Sartène avec un vrai savoir œnologique. C’est Myrtus, le milieu de gamme qui me séduit le plus. Existant dans les trois couleurs, il bénéficie d’un élevage de plusieurs mois en fût pour libérer ses arômes. Notamment son fameux «nez de fleur de maquis ». Nez de maquis !! Voilà bien un arôme nouveau, une sensation nouvelle jamais ressentie. Elle est piquante, presque entêtante, sa finesse évoque la myriade de petits boutons fleuris des buissons épineux. C’est le cépage sciaccarellu qui capte les essences du maquis, précise Marine. En bouche, le vin se fait vibrant, tendu, joliment charpenté avec une fraîcheur nourrie par l’air marin du coin.
OÙ SONT LES BULLES ?
Solis, le « vin libre » signé Guillaume Seroin ne laisse pas indifférent. Un vin issu d’une petite parcelle complantée de six cépages blancs : vermentino, genovese, etc. Est-ce un vin orange qui ne dit pas son nom ? Les macérations longues tendraient à la prouver. C’est puissant, complexe, gourmand en bouche, un poil végétal. Un vin expérimental issu de la R&D du domaine, ce genre d’innovation qu’adorent les jeunes équipes vigneronnes. Promis, dis-je à Marine, je reviendrai quand le domaine proposera un pétillant naturel signé Sant’Armettu. Pour sa défense, aucun domaine viticole ne produit d’effervescent insulaire, alors les restaurateurs locaux vous proposent……un prosecco !
On peut se demander jusqu’où iront les vins de Corse ?
On m’a dit : loin, très loin comme ce « petit caporal » qui a changé la face du monde.
Jean-Philippe
Image à la Une : crédit Œnotourisme.com