Cette ambition ne sera jamais ouvertement affirmée par les autorités du Cognac dont la réserve s’inscrit dans le droit fil du Syndic de la Guilde des drapiers d’Amsterdam (Rembrandt, 1662). Dans cette région de tradition protestante on serait plutôt « petit diseur et grand faiseur », bref le contraire des voisins girondins.
Mais il y a des signes qui ne trompent pas. D’abord, les performances incroyables du cognac sur le marché mondial des eaux-de-vie. Pensez-donc, 212,5 millions de bouteilles dont 97% sont expédiées dans 150 pays en 2022. On se frotte les yeux en se demandant comme est-ce possible, mais les faits sont têtus et la demande croissante partout dans un monde globalisé qui voit ses élites s’enrichir toujours plus.
Dans son article sur l’exportation record des grands crus et spiritueux, Jean-Marie Cardebat, professeur d’économie à l’Université de Bordeaux, explique le mécanisme de la premiumisation des exports, qui bénéficie en premier chef au cognac. Prudemment il signale aussi : Le luxe et le très haut de gamme ne feront pas vivre tout le monde, loin s’en faut.
A quand le cognac populaire réconcilié avec les Français ?
PAS SI SOLIDE QUE ÇA
Si le luxe vestimentaire, l’horlogerie ou la joaillerie semblent pour l’instant mieux résister aux aléas géopolitiques, il n’en est pas de même pour les boissons de luxe soumises à des fortes turbulences. La plupart des dirigeants du Bureau National Interprofessionnel du Cognac- BNIC– ont connu la terrible crise des années 1990 comme le rappelait le quotidien Sud-Ouest : la chute du marché japonais, l’affalement des prix, la jacquerie des campagnes, le blocus de 1998. Cognac presque à feu et à sang, cet automne-là plus de 400 viticulteurs en colère avaient ceinturé la ville de 29 barrages.
Alors comment se préparer à affronter les cycles défavorables, les nouvelles tempêtes économiques, hygiénistes, environnementales, géopolitiques ? Ou tout simplement les changements de tendances. Imaginez que les rappers américains s’entichent soudainement de la grappa italienne ! Le cognac est condamné comme Sisyphe à perpétuellement forcer, maximiser, magnifier sa désirabilité.
Et ses stratèges d’activer tous les leviers du soft power pour affermir la présence de l’« or ambré des Charentes » à tout moment et en tout lieu, chez les humbles comme les plus fortunés.
COGNAC EDUCATORS
Tenez, un exemple : le marché chinois frémit, aussitôt l’appellation revient en force au China Food and Drink Fair 2023, lance des master class pour les professionnels et les étudiants, encadrées par les fameux Cognac Educators, ces experts influenceurs et prescripteurs labellisés par le BNIC pour diffuser la culture et la connaissance du cognac dans leurs pays.
Mais en matière de soft power, le chantier de toutes les audaces est certainement celui de l’inscription des savoir-faire du cognac au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO.
ESSENCE SPIRITUELLE
Revenons aux fondamentaux, l’« or ambré des Charentes » est un spiritueux, du latin spiritus l’âme de la boisson alcoolisée ou son essence spirituelle qu’on ne va surement pas boire au goulot. Il y va des grands vins comme des grands spiritueux, les achats sont souvent orientés vers la spéculation. On achète pour revendre ou on revend ce qu’on possède pour la prospérité des maisons de vente comme Fine Spirits Auction d’Idealwine. Il y a encore des bonnes affaires possibles, cet Hennessy Paradis un mélange iconique de 100 eaux-de-vie différentes est vendu 1050€ chez Vinatis, alors qu’il est sorti récemment chez Artcurial à 764 € (plus les frais).
Il reste heureusement d’authentiques amateurs, ceux et celles qui, à l’automne de leur vie, s’interrogent sur l’au-delà accompagnés d’un cognac XO de méditation. Cette communauté « hors d’âge » est en passe d’être malmenée par les millenials qui vouent un culte à la mixologie, l’art du cocktail.
LE SECRET DES BOUILLEURS DE PROFESSION
Il nous fallait voir ça sur place, au bar cognac & cocktails Luciole. En l’absence du boss Guillaume Le Dorner, bartender star à Londres dans les années finances, c’est Alex son adjoint qui officiait ce soir-là. Il nous invita à prendre place sur les tabourets du bar pour assister à l’élaboration de ses breuvages emblématiques décrits dans notre article Profession mixologue.
Les étagères du bar mettent bizarrement en avant une collection de bouteilles de spiritueux de toutes provenances : gin, whisky, vodka, rhum, grappa, poire, mirabelle, calva, etc. Tiens, ils ne sont pas sectaires par ici. Et Alex de nous expliquer : les alambics charentais ne servent que 6 mois par an – entre la récolte et le 31 mars- pour la fabrication du cognac c’est réglementaire.
Qu’est-ce que fait la centaine de « bouilleurs de profession » en dehors de la période ? Non ils ne se tournent pas les pouces, ils vont fabriquer d’autres alcools, tant et si bien que le cognaçais est en passe de devenir un hub mondial pour la distillation artisanale.
Un petit break pour échanger sur les mérites comparés de deux cocktails maison, le Dandy et le Casse-noisette (long drink). Alors Alex nous met sous le nez un breuvage d’une puissance sidérante. C’est du cognac infusé aux cèpes, on le prépare ici pour les cocktails d’hiver, évidemment les cèpes sont charentais. On est proche ici de l’art du chef étoilé qui mixe les ingrédients les plus déconcertants pour produire des goûts nouveaux.
MARSEILLE EN CHARENTE
Qui n’a pas gouté les crevettes flambées au cognac ? Une belle flamme accompagnée d’un risque d’incendie et d’un goût de grillé pas toujours agréable. On oublie. Les alliances mets et spiritueux, jusqu’alors dominées par les whiskies ont un bel avenir, grâce à l’inventivité des chefs. Et le cognac entend bien y trouver ou plutôt y retrouver la place du maître.
C’est le chef marseillais triplement étoilé Alexandre Mazzia qui s’y colle. Il fut invité à concevoir des accords gastronomiques en collaboration avec le maître de chai de la maison Martell. Les essais se déroulent dans les cuisines du château de Chanteloup, le cœur historique de la famille près de Cognac pour y recevoir ses clients de marque. Il est question d’une identité gastronomique inclusive qui demeure pour l’instant secrète. Voilà le président du cognac Martell (groupe Pernod-Ricard) César Giron, petit-fils de Paul Ricard qui fait venir la Méditerranée en terre charentaise. Attention, on n’a pas parlé de pastaga !
Jean-Philippe
Photo à la Une: De Staalmeesters©Rijskmuseum