Plongée verticale en grand cru classé

On vous épargnera la différence entre dégustation verticale et dégustation horizontale. Sachez que les « verticales » longtemps décriées, ont le vent en poupe aujourd’hui. Pourquoi tant d’engouement dans les ateliers de dégustation, les associations ou encore dans les clubs d’œnologie des grandes écoles ? C’est l’objet de notre exploration conclue par un magnifique exemple.

BEAUCOUP DE RÉTICENCES

Les dégustations verticales apportent un vent de fraîcheur en cassant les codes habituels de la dégustation/vente de vins. En explorant le temps écoulé, les millésimes vécus et les cuvées plus ou moins réussies, elle dérangent les professionnels habitués à promouvoir les crus de l’année. Ah ! Dommage ! On n’a plus rien en millésimes anciens. Il est vrai que les domaines familiaux, en Loire notamment, commercialisent très vite leurs millésimes récents dans la tradition des vins de l’année qui n’est pas celle des vins de garde. On doit rentrer de la trésorerie, vous comprenez.

Très peu de stock disponible, sauf pour la famille et les proches. Une autre raison, plus psychologique, freine le développement des « verticales ». Fatalement elles en disent long sur la personnalité du vigneron à travers ses décisions notamment dans les millésimes difficiles. Pour le dégustateur avisé, les choix d’investissement, les changements de méthodes culturales, les nouvelles cuveries, le travail au chai, les changements de barrique, la conversion éventuelle au bio se liront au goût, année après année, comme l’expression du savoir-faire vigneron.

La dégustation horizontale est nettement plus confortable. C’est le fonds de commerce des magazines du vin qui balayent encore et toujours les appellations en mal de reconnaissance ou celles qui « tutoient les sommets ». 

Une quarantaine de mots d’un commentaire stéréotypé pour conclure par un vin « très réussi » ou un vin « qui devra attendre une peu ». Quelques notes, quelques médailles pour la mise en valeur et voilà le vigneron et le négociant rassurés.

DÉGUSTATION OU RÉTROSPECTIVE ?

En « verticalisant » nous rentrons dans l’histoire d’un domaine, d’une propriété ou d’un château en découvrant sa  collection, ses « œuvres millésimées » sur une période longue :15, 20 ans voire plus. Un exercice qui fait du vin le marqueur d’un voyage dans le temps activé par la mémoire.

Les millésimes s’inscrivent alors dans une rétrospective nourrie par la puissance du souvenir prompte à faire ressurgir des émotions oubliées. On n’est pas loin des rétrospectives d’artistes qui fascinent tant le public. Ici ce Matisse, focus sur les années 30 du peintre, au musée de l’Orangerie à Paris ou Germaine Richier au Centre Pompidou, citons encore l’album A retrospective de Bob Dylan. Quel plaisir de « déguster » une œuvre nimbée de l’ambiance d’une époque qui accroche notre œil ou nous chuchote à l’oreille. Pareillement pour le vin.

LE CHOIX D’UN GRAND CRU CLASSÉ

La « verticale » du bois de la Chaise (île de Noirmoutier) était, elle, bien ancrée dans le réel. Ce ne sont pas Franck, Guy, Fabrice, Karim, Philippe, Patrice, Éric, Guillaume ni Patrick qui me contrediront.

L’AOC Saint Émilion s’est tout de suite imposée car elle a toujours magnifié les vins de garde. Elle n’est pas la seule, bien sûr, mais là, il s’agit d’une tradition ancestrale perpétuée par sa célèbre Jurade.

Et puis, il y a ce travail énorme d’amélioration, de valorisation entrepris depuis les années 2000 sur les 5500 ha de l’appellation qui porte aujourd’hui des fruits en abondance. L’inscription au Patrimoine mondial de l’UNESCO, fin 1999, du vignoble et des huit villages de la Juridiction de Saint-Émilion au titre de paysage culturel fut l’un des déclencheurs de cet élan collectif.

Le château Yon-Figeac propriété de l’ex-industriel Alain Château n’a pas échappé à ce mouvement vertueux. Il n’a rien d’un satellite du château Figeac, premier grand cru classé A comme certains le pensent encore. Tout au contraire, dans son caractère modeste il révèle une personnalité singulière de plus en plus affirmée.

Le propriétaire avait reçu Génération Vignerons il y a quelques années pour présenter ses vins bien sûr, et aussi son ambitieux programme d’investissements : renouvellement des pratiques culturales, vinification de précision, certification HVE, introduction progressive du cépage petit verdot, nouveaux chais, etc.

Le domaine compte toujours 24 hectares de vigne admirablement regroupés autour des installations et produit selon les années autour de 80 000 bouteilles, exportées à 50%.  Les transformations supervisées par l’éminent professeur, auteur et œnologue Denis Dubourdieu décédé en 2016, sont bien au rendez-vous.

Alain Château a maintenu sa confiance envers son collaborateur et associé Christophe Ollivier. Ensemble, ils ont poursuivi leur patient travail d’amélioration et préparé le dossier de la reconduction en Grand Cru Classé en 2022. C’est gagné.

ON N’OUBLIE PAS DE RECRACHER

Verre de gauche, le 2014, verre de droite le 2013. La dégustation a démarré par deux millésimes jugés plutôt compliqués. L’ordre optimum, c’est de ne pas mettre un vin qui écrase le suivant nous précise Jean-Luc, l’animateur de la dégustation. Est-ce le temps qui a gommé les aspérités ? Est-ce le travail au chai qui a porté ses fruits ?

Les nez sont fins et désirables, la bouche laisse percevoir la transformation avec des pointes oxydatives pour le 2014. Un petit côté orange sanguine, souligne Jean-Luc qui distingue la présence de ces crasses de fer typiques du terroir.

Vient alors l’intrus, la bouteille cachée. Le groupe à l’unisson l’attribue à l’AOC Saint-Émilion au nez éminemment séducteur mais sans la profondeur ou la même complexité que les précédents.

chasser l’intrus ?

La chaussette ôtée laisse découvrir les Roches de Yon, 2019, Saint-Émilion Grand Cru, le second vin de la propriété.

Un second produit à partir de vignes plus jeunes, un vieillissement en foudre et non en barrique, mais en aucun cas un second vin traité « par-dessus la jambe » !

2020 et 2016 furent servis simultanément. Le fringuant 2020, à la robe rouge carmin et au superbe nez aromatique envoie un fruit puissant, croquant, enrobé d’un moelleux boisé très salivant. Le 2016 consolide les qualités du 2020 avec une aromatique encore plus complexe et une pointe de sucrosité remarquée et appréciée de tous.

Est-ce l’effet d’une surmaturité du merlot ? Un changement de chauffe pour les barriques ?

A BOIRE OU A GARDER ?

2005 et 2009 sont des millésimes exceptionnels à Bordeaux et particulièrement sur la Rive droite. Dix-huit ans, les souvenirs des participants remontent à la surface et se nourrissent d’anecdotes encouragées par l’ambiance et l’excitation croissante. 2005 ne fut pas une année facile pour Alain Château, il venait de reprendre propriété avec son outil de travail vieillissant. Est-ce alors le fameux miracle des millésimes exceptionnels qui transforme le plomb en or ?

Contre toute attente le vin marqué par ses arômes tertiaires gardait une belle fraîcheur qui tapissait le palais tout en s’étirant en bouche. 2009 est une grosse année, on ne sait jamais quand il faut la boire, précise Jean-Luc. Le vin est plus opulent, avec davantage de chaleur sans jamais perturber l’équilibre entre suavité et longueur.

LE PALMARES

Nous avions prévu de faire voter les participants pour établir le trio gagnant. Mais le flot de questions nous a débordés et le vote est passé à l’as. Jlpgoodwines a publié sur son compte  Instagram un classement qui reflète bien l’opinion du groupe :

2016 : une bombe

2013 : magnifique aujourd’hui

2005 : très élégant en toucher de bouche

Les millésimes récents sont encore trop jeunes pour être pleinement appréciés.

Pour ma part, je dirais : Sept sur sept dans la cible ! pas un vin n’a déçu. Faut-il y voir l’excellente maîtrise des vinifications, les conditions optimales de vieillissement ? Il est évident que la provenance de vins directement puisés à la propriété dans des conditions optimales de conservation, joue sur la qualité des vins dégustés. C’est peut-être la limite de la « verticale » qui nécessite, surtout pour les millésimes les plus anciens, une traçabilité rigoureuse des vins, tant pour le transport que le stockage.

BORDEAUX RETROUVÉ

Génération Vignerons n’a jamais « hurlé avec les loups » en pratiquant un Bordeaux bashing qu’il était de bon ton à une époque d’afficher. Certes, il nous est arrivé de fustiger les dérives spéculatives de la Place tout en reconnaissant l’efficacité de ce système de distribution. Les Foires aux vins qui nous proposent à des prix très accessibles les crus classés bordelais en sont la preuve.

Il y a aussi à Bordeaux des vignerons talentueux qui sortent des sentiers battus, comme les époux Comme qui travaillent en biodynamie, ou l’approche très authentique de Sophie et Yorick (domaine des Carmels) que notre ami Florian a souhaité mettre en avant. Tout comme Alain et Céline Vidal (château Dubraud) qui avaient invité François à la Verticale du Blayais animée par le sommelier Philippe Faure-Brac.

Là, Bordeaux débarrassé de ses complexes de supériorité retrouve sa superbe et son autorité.

Ausone, le poète du Bas-Empire romain aurait dit : Je suis plus fier de mon vignoble bordelais que de mon œuvre littéraire. C’était il y a 1700 ans, il parlait d’un lieu qui allait accueillir  quelques siècles plus tard un ermite breton du nom d’Émilion.

Jean-Philippe

Remerciements chaleureux à :

– JlpGoodwines pour l’organisation sans faille de l’atelier de dégustation

– Alain Château, propriétaire du château Yon-Figeac et Maxime Mouchague, son collaborateur pour la mise à disposition de leurs millésimes rares

– Madame Nortier, directrice de l’hôtel Saint-Paul, bois de la Chaise, à Noirmoutier pour son accueil dans le cadre élégant de ses salons

– Remerciement spécial à l’artiste-illustrateur Simon Landrein pour sa création publiée dans Le Monde le 26 octobre 2021