La haie est revenue sur le devant de la scène médiatique : tandis que les victimes des inondations dans le Pas-de-Calais déplorent leur arrachage intempestif, les agriculteurs en colère dénoncent les mesures réglementaires entravant leur destruction. Au-delà de ces positions médiatiques, les haies sont accusées de tout et son contraire, tantôt considérées comme un obstacle au développement agricole ou érigées comme une infrastructure agroécologique au rôle protecteur, taxées de zones enfrichées peuplées de nuisibles ou présentées comme des réservoirs de biodiversité utiles à l’agriculture. Alors qu’en est-t-il ? Les haies sont-elles les reliques d’un modèle paysan frappé d’obsolescence ou bien un levier pour engager l’agriculture dans une nécessaire transition écologique ?
Universitaires, chercheurs et botanistes travaillant de longue date sur les haies, nous nous sommes rassemblés en un groupe de travail au sein de la Société botanique de France pour synthétiser les connaissances sur cet écosystème très particulier. En réalité, toutes les haies ne se valent pas. Si replanter des haies là où elles ont disparu est une avancée écologique indéniable, protéger les haies anciennes là où elles subsistent devrait être une priorité absolue.
Aux origines des haies, une vocation oubliée ?
Pour comprendre les débats actuels sur les haies, il est d’abord nécessaire de revenir à leur raison d’être initiale. Car les haies d’aujourd’hui sont issues de plantations plus ou moins anciennes, répondant à des objectifs précis : délimiter des parcelles, empêcher la divagation des troupeaux, protéger les chemins et les cultures du vent ou encore limiter l’érosion des terres arables.
Les haies étaient aussi, à l’origine, pourvoyeuses de biens : fruits sauvages (mûres, noisettes, voire fruits d’arbres fruitiers) ou bois de chauffage à l’origine de la taille « en têtard » des arbres, dont la silhouette typique inspira de nombreux peintres.
La motivation initiale de la création des haies était donc purement utilitaire. Elles ont accompagné, entre la fin du 18ème et la fin du 19ème siècle, le développement des grands systèmes bocagers français, en complétant une trame jusque-là concentrée autour des villages, remontant parfois au Haut Moyen Âge.
Aujourd’hui, leur vocation a été oubliée ; plus de 1,4 million de kilomètres de haies anciennes ont été arrachées, perçues comme un obstacle à la circulation des engins agricoles et comme une perte de surface cultivable. Selon le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux [MOU2] « depuis 1950, 70 % des haies ont disparu des bocages français ». Le phénomène s’accélère même puisque, d’après le même rapport, 23 500 km de haies ont été annuellement détruits entre 2017 et 2021, contre 10 400 km entre 2006 et 2014.
Paradoxalement, dans le même temps, on replante des haies là où il n’y en avait pas, pour compenser la destruction d’autres haies ou pour réintroduire un peu de « naturalité » dans des paysages de grandes cultures. Mais les politiques d’incitation à la création de haies se sont traduites par la replantation de seulement 3 000 km de haies par an, avec parfois des espèces peu adaptées ou exotiques.
La haie ancienne est un réservoir de biodiversité
Maintenant, observons un peu ce qui se passe à l’intérieur d’une haie. La haie est un objet hybride : une création humaine artificielle qui se naturalise au fil du temps, et dont l’ensauvagement progressif efface peu à peu l’artificialité au point qu’elle devienne un habitat presque « naturel ». Un nombre croissant d’espèces végétales, animales et microbiennes la colonise alors spontanément : d’abord des espèces « généralistes », participant à la biodiversité ordinaire, puis, au fil des siècles, des espèces de plus en plus « spécialistes », notamment forestières, à la valeur patrimoniale importante.
Parallèlement, la structuration verticale et horizontale de la haie se complexifie, créant autant de micro-habitats pour une grande diversité d’espèces. Ni ouverte, ni forestière, la haie constitue un habitat semi-naturel unique : entre 60 et 80 % des espèces animales des campagnes s’y nourrissent ou s’y reproduisent. Si la haie est implantée sur un talus ou au bord d’un chemin creux, abeilles sauvages solitaires et mammifères fouisseurs y creusent leur terrier. Les tas de pierres attirent lézards, serpents et amphibiens. L’exploitation et l’entretien des haies contribuent également à en accroître la biodiversité, en favorisant par exemple la formation de cavités dans les troncs des vieux arbres de la haie, propices à de nombreux invertébrés, oiseaux et mammifères parmi les plus menacés dans les paysages agricoles.
À l’échelle du paysage, les haies forment également un réseau relié à des éléments forestiers ou à des zones humides, facilitant ainsi la circulation de nombreux organismes d’un milieu à l’autre et abritant par-là une diversité plus importante. Les haies les mieux préservées des usages agricoles adjacents, souvent les plus larges et les plus hautes, sont les plus riches et doivent être conservées prioritairement. Il existe en effet une relation entre l’ancienneté d’une haie et sa biodiversité : une nouvelle haie n’offrira pas avant longtemps la richesse en espèces d’une haie ancienne détruite ailleurs ; il faudra plusieurs siècles, si les espèces n’ont pas disparu entre-temps.
La haie ancienne rend de multiples services à l’Homme
Si la haie a donc été créée pour répondre à des objectifs humains, avant de devenir un important réservoir de biodiversité, elle demeure aujourd’hui pourvoyeuse de nombreux services bénéfiques à l’Homme et au fonctionnement des écosystèmes.
Pour comprendre cela, il faut notamment s’intéresser à la partie souterraine des haies.
L’enracinement des arbres et arbustes est plus profond que pour leurs congénères forestiers : la majorité des racines des arbres forestiers se trouvent dans le premier mètre cinquante du sol, tandis que les racines des arbres agroforestiers se concentrent entre 1 et 3 m. Les végétaux des haies freinent de ce fait l’écoulement de l’eau en surface et favorisent son infiltration dans les sols, ainsi que sa remontée par capillarité lors d’épisodes de sécheresse.
Les haies stabilisent également les sols, réduisent la lixiviation des particules limoneuses les plus fines et le lessivage des engrais et pesticides. L’actualité récente a démontré comment la disparition de haies aggravait les inondations lors d’épisodes pluvieux exceptionnels… Alliée des populations locales, mais aussi des agriculteurs, la haie limite l’érosion des sols et les enrichit en matière organique et en nutriments via son tapis de feuilles et de bois morts. Les produits de taille peuvent aussi, après broyage, servir de couvre-sol remplaçant les herbicides.
Les haies peuvent aussi contribuer à améliorer la qualité de l’eau, en fixant certains polluants tels les nitrates ou les métaux lourds lorsqu’ils sont présents dans l’eau de ruissellement. Elles participent aussi à une meilleure qualité de l’air, en interceptant les pesticides volatilisés lorsqu’ils sont épandus par temps chaud.
Les haies, enfin, créent des conditions microclimatiques favorables, par un effet « climatiseur » qui met les cultures et le bétail à l’abri des vagues de chaleur, du vent sec et des gelées tardives. Leur effet « brise-vent » s’étend jusqu’à une distance de dix à vingt fois leur hauteur. À l’heure des changements climatiques, cet effet « tampon » salvateur est plus que bienvenu. Dans ce contexte, selon l’ADEME, les haies fixent et stockent au moins 100 tonnes de carbone par kilomètre linéaire, via les troncs, les branches et les feuilles mais aussi leur système racinaire.
Face à l’étendue de ces services écosystémiques, on objecte parfois que les haies seraient des réservoirs de maladies et de bioagresseurs des cultures. Si ce fait est indéniable, l’impact actuel sur les rendements des cultures reste cependant très limité et bien inférieur aux bénéfices apportés par les organismes auxiliaires vivant dans les haies : pollinisateurs des cultures ou prédateurs des bioagresseurs (insectes, araignées, rapaces, chauve-souris…). Or ces auxiliaires sont d’autant plus nombreux et abondants que la haie est ancienne, et de ce fait riche en espèces. Ainsi, selon un rapport de l’INRAE de 2022, une haie réduit de 84 % l’abondance de bioagresseurs dans les cultures adjacentes.
Préserver les haies anciennes avant d’en planter de nouvelles
Combinés, tous ces services améliorent le rendement des cultures et le potentiel fourrager des prairies, avec une intensité qui dépend des types de sol, de la composition et de l’ancienneté des haies et des modes de culture. La possible baisse de productivité liée à la surface de production occupée par la haie et à l’effet « lisière » en bordure de celle-ci, est insignifiante au regard de l’augmentation des services apportés par la biodiversité qu’elle renferme, mais une haie nouvellement plantée mettra plusieurs décennies voire siècles à rendre les mêmes services qu’une haie ancienne. Malheureusement, les acteurs du monde agricole et les décideurs méconnaissent cette réalité : l’arrachage d’une haie amène, à moyen terme, davantage de pertes que de gains.
De fait, le « pacte en faveur de la haie » du gouvernement, qui vise à « arrêter la saignée » en plantant « en quantité et qualité » 50 000 km de haies d’ici 2030, ne pourra jamais compenser la destruction des haies anciennes qui se poursuit, car un kilomètre de haies nouvelles n’équivaut pas à un kilomètre de haies anciennes. « Déplacer » une haie ne conserve ni la biodiversité qu’elle hébergeait, ni la qualité et la quantité des services qu’elle rendait. La préservation des haies anciennes est donc une urgence, au nom de la sauvegarde d’un patrimoine historique, culturel et naturel inestimable, non seulement compatible mais vital pour l’agriculture du 21ème siècle.
Guillaume Decocq, Professeur en sciences végétales et fongiques, directeur de l’UMR EDYSAN, Université de Picardie Jules Verne (UPJV); Arnaud Mouly, Maître de Conférences en Systématique et Ecologie Végétales, Université de Franche-Comté – UBFC; Déborah Closset, Maitre de conférences en écologie forestière, Université de Picardie Jules Verne (UPJV); Marc-André Selosse, Professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Professeur invité aux universités de Gdansk (Pologne) & Viçosa (Brésil), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN); Michel Botineau, professeur de botanique, Université de Limoges et Pierre-Antoine Précigout, Chargé de recherche en agroécologie, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image à la Une : crédit Guillaume Decocq