Ces propos plutôt dérangeants, tenus par l’une des meilleures spécialistes actuelles du sujet bousculent des idées toutes faites tant il va de soi que pour un vigneron, partager son savoir est le meilleur de ce qu’il peut offrir !
Lors des Assises Nationales de l’Oenotourisme en novembre dernier, nous avions rencontré Coralie Haller, enseignant-chercheur à l’Ecole de Management de Strasbourg, Université de Strasbourg. Elle est directrice de la Chaire Vin et Tourisme, responsable du Master 2 Management du Tourisme et du Master International Wine Management and Tourisme.
Son approche pour un oenotourisme à la Française nous avait interpellés. Dans cet article publié dans The Conversation, Coralie Haller précise sa vision et met en garde la profession.
L’œnotourisme, nouvelle frontière de la viticulture française
Coralie Haller, Université de Strasbourg
Le 12 mars dernier, ils étaient plus de 1 000 réunis à Bordeaux. Le 21, des centaines, dans un petit village champenois. Le 1er avril, on notait un important rassemblement dans une localité alsacienne. Non, nous ne parlons pas des « gilets jaunes », mais des viticulteurs, mobilisés ce printemps dans toute la France, à bas bruit, autour d’un objectif central : inventer de nouvelles dynamiques pour leurs territoires.
Leur mot d’ordre : ne plus se contenter de produire du vin, mais proposer aux touristes des histoires autour de ce vin, des légendes, du savoir, des expériences sensorielles, de la beauté, de la culture, etc.
L’enjeu est d’envergure. La France est la première destination touristique de la planète en nombre de visiteurs et fait partie des trois principaux exportateurs de vin au monde. Or, elle reste pour l’instant un acteur modeste dans le domaine du tourisme œnologique.
Mouvement dans les régions
Elle accueille dans ses vignes et dans ses caves moitié moins de touristes que la Californie, par exemple : à peine 10 millions (dont seulement la moitié de visiteurs étrangers), pour 23 millions, du côté de la Napa Valley. Un manque à gagner considérable lorsqu’on sait que le budget moyen de ce type de séjour est de 1 250€.
Depuis 20 ans, les rapports se sont succédé sur ce potentiel laissé en friches, sur ces emplois locaux qui ne se créaient pas. Sans succès. Les acteurs de terrain n’embrayaient pas. Mais le temps est venu. Des Assises nationales, organisées à Paris, à l’automne 2018, puis des Trophées de l’Œnotourisme, lancés dans la foulée, ont enclenché un vrai mouvement dans les régions.
On ne peut que s’en réjouir car ce tourisme particulier a bien des vertus. On dénonce aujourd’hui les méfaits du « surtourisme » dans les centres-villes historiques et sur les côtes. On déplore aussi le malaise endémique des zones rurales, qui ont perdu leurs usines sans arriver à trouver de relais d’activités. L’œnotourisme peut participer à un rééquilibrage entre les territoires, en créant des postes qualifiés hors des seules métropoles. Doubler le nombre des visiteurs permettrait à nos campagnes d’engranger un chiffre d’affaires supplémentaire de plus de douze milliards d’euros. Sans compter le soutien aux ventes directes de vin.
La majorité des viticulteurs est désormais convaincue de la nécessité d’agir. Mais reste à savoir comment. Doivent-ils absolument prendre modèle sur la Californie ? Les wineries américaines et sud-africaines font rêver, mais provoquent aussi le rejet.
Immergé dans les traditions locales
Nos recherches, menées au sein de la Chaire « Vin et Tourisme » mettent en avant la possibilité de construire un modèle d’œnotourisme alternatif, propre au Vieux Continent. Ce modèle pourrait répondre à une demande qui se révèle très qualitative, accordant la priorité à la beauté des paysages, à l’authenticité des villages et aux rencontres personnelles avec les vignerons.
En Alsace, autour de Kayserberg, plusieurs viticulteurs se sont lancés sur cette voie, s’associant pour proposer des expériences différentes dans chaque propriété : dégustation vin-chocolat, découverte des alliances vin-fromage, biodynamie pour les nuls, qi gong dans les vignes, etc. Dans d’autres lieux, on permet aujourd’hui aux touristes de participer aux vendanges, de parcourir les vignobles à vélo ou à cheval, voire de les survoler à basse altitude. On leur enseigne à parler vin avec un vocabulaire de pro. On les autorise à fabriquer eux-mêmes une étiquette de bouteille en souvenir de leur visite, voire à assembler un vin original. On les immerge dans les traditions locales.
Pour les viticulteurs indépendants qui, dans la grande majorité des cas, restent à la manœuvre, c’est une véritable révolution culturelle qui s’opère. Passer de la seule production de vin à l’art de recevoir et de raconter des histoires autour du vin n’a rien d’évident. Leur identité professionnelle s’appuie sur des compétences viti et vinicoles. Mais, pour pouvoir accueillir des touristes, ils doivent comprendre précisément les attentes de ces derniers, se former pour y répondre, embaucher les bons collaborateurs.
Or, les entretiens que nous avons menés montrent que leurs perceptions sont souvent inexactes. Pour 9 viticulteurs sur 10, être capable de transmettre leurs connaissances est un enjeu majeur, alors que s’instruire n’est pas une demande prioritaire des touristes. À l’inverse, les professionnels sous-estiment l’importance pour les visiteurs de l’esthétique et de la convivialité.
La solution ne pourra venir que des mobilisations locales qui s’organisent en ce moment. Nos recherches montrent à quel point la présence d’un écosystème innovant, rassemblant les expertises nécessaires à proximité immédiate des vignobles, est indispensable pour faire évoluer les pratiques.
Mutualiser les compétences
Les viticulteurs ont su se regrouper autrefois en coopérative pour vinifier ensemble et être plus forts pour commercialiser. De même, c’est seulement en adoptant des démarches collectives, en mutualisant des compétences, qu’ils pourront prendre aujourd’hui un nouvel élan… et éviter que leurs domaines soient réduits à l’état de « conservatoires des traditions » par de grands acteurs internationaux du tourisme, passés aux commandes sans qu’on y prenne garde.
Coralie Haller, Enseignant-Chercheur, EM Strasbourg, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.