D’un phénomène jadis marginal, réservé à des domaines peu connus ou à quelques originaux, le tourisme autour du vin et des vignobles, ou œnotourisme, s’est imposé progressivement depuis les années 2000 dans le paysage viticole français. Post Covid, l’engouement s’est généralisé. L’œnotourisme est dorénavant au cœur des stratégies des domaines, quel que soit leur niveau de gamme. À ce jour, plus de 11 000 domaines français sont ouverts aux visites.
Ce changement soudain de paradigme dans le vignoble soulève deux questions. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de développer une réelle offre œnotouristique ? Pourquoi un tel engouement ces dernières années ?
Une perte de temps pour les vignerons ?
La France est la première destination touristique au monde et le premier pays du vin, si l’on se réfère à la valeur de ses exportations et la notoriété mondiale de ses principales marques. Notre pays devrait donc logiquement être également la première destination œnotouristique mondiale. Pour autant, la France est restée longtemps à la traîne en ce qui concerne l’offre œnotouristique.
Le modèle économique des domaines français explique cette situation. En France, la grande majorité des vignerons se contentait de faire du vin. Ils ne le vendaient pas aux particuliers, mais à des intermédiaires. Leurs formations étaient techniques, pas commerciales. La réception de touristes n’entrait ainsi pas dans leur modèle. L’accueil des visiteurs était plutôt vécu comme une perte de temps : passer près d’une heure à expliquer leur travail et faire déguster leur vin pour ne vendre que quelques bouteilles n’est pas rentable.
L’exemple d’autres pays, notamment les États-Unis, l’Espagne ou l’Italie, a pourtant démontré que cette activité pouvait s’avérer très lucrative. Elle demande néanmoins de posséder une infrastructure et un personnel dédiés, de proposer de véritables services (dégustation, visites, restauration, etc.) et d’étoffer sa gamme pour offrir un large choix de produits aux touristes. Les prix établis doivent également assurer à la fois une attractivité et une marge intéressante pour les vignerons. L’analyse des coûts est essentielle pour que ces derniers ne se lancent pas dans une forme de vente à perte.
Savoir prendre le tournant
Le développement d’une offre œnotouristique réclame donc un investissement et des compétences parfois difficiles à réunir pour de petites exploitations. Le secteur viticole étant atomisé, la capacité financière des exploitations est, en moyenne, très limitée. Or, vouloir faire de l’œnotourisme sans ces investissements préalables et sans personnel qualifié est économiquement très hasardeux. La satisfaction client en dépend. Le manque d’investissement a été un frein réel au développement œnotouristique du vignoble français.
Mais l’époque a bien changé. Le modèle économique des domaines est en pleine mutation. La création de valeur dans la filière viticole se fait aux deux tiers lors de la vente finale du vin. Ne pas vendre son vin directement au consommateur, c’est renoncer à cette valeur. Les producteurs l’ont bien compris ces dernières années. Alors que la consommation de vin, et donc les prix, baisse à l’échelle mondiale depuis 2018, les exploitations subissent une énorme pression économique. La reconstitution des marges devient un impératif.
Les vertus de l’œnotourisme s’imposent alors comme une évidence. Cette activité est un vecteur direct et indirect de vente aux particuliers. Sachant qu’un domaine ne doit pas vendre moins cher son vin que ses propres distributeurs, afin de ne pas créer de concurrence déloyale, la marge liée à la vente directe est maximale pour les vignerons. Selon le dernier baromètre Winalist, 75 % des œnotouristes achètent du vin lors de leur visite, les deux tiers d’entre eux pour un montant supérieur à 50 €.
Mais au-delà de l’intérêt purement financier, la pratique de l’œnotourisme permet de constituer une base de clients fidèles susceptibles de devenir de véritables ambassadeurs de la marque. Aux États-Unis, le modèle économique des petits domaines est basé essentiellement sur l’œnotourisme et sur les clubs de vin, auxquels les clients adhèrent pour bénéficier d’avantages (dégustations gratuites, évènements…) et recevoir plusieurs fois par an les vins du domaine. Ainsi, selon la dernière enquête de la Silicon Valley Bank, 72 % des ventes des petits domaines américains se font en direct au consommateur.
Un vrai enjeu pour la filière
L’œnotourisme apparaît comme une solution économique très intéressante face à la crise actuelle et au besoin de reconstituer les marges. C’est un outil de diversification essentiel qui permet en outre de rentabiliser des actifs non exploités jusque-là : la beauté des paysages, le bâti (les châteaux, les belles demeures, etc.), la nature et la biodiversité. Bref, d’exploiter le patrimoine historique et géographique. Il conduit également les vignerons à élargir leurs gammes, à être à l’écoute des attentes et des commentaires des consommateurs, à mieux comprendre le marché, et donc à progresser.
Les bienfaits de l’œnotourisme dépassent les vignerons. Cela devient un enjeu de territoires, notamment ruraux. L’œnotourisme participe aussi à l’ancrage du vin dans le paysage culturel français et renforce certainement son image dans notre pays et au-delà de nos frontières. En valorisant un patrimoine local et en créant de l’activité indirecte et induite, l’œnotourisme joue un rôle socio-économique indubitable : Atout France dénombre 10 millions d’œnotouristes par an en France, générant 5,2 milliards d’euros de retombées économiques. La stratégie œnotouristique est ainsi une stratégie gagnante à plus d’un titre pour les vignerons et pour la France.
Jean-Marie Cardebat, Professeur d’économie à l’Université de Bordeaux et Prof. affilié à l’INSEEC Grande Ecole, INSEEC Grande École et Magalie Dubois, Docteur en Economie du vin, Burgundy School of Business
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image à la Une : crédit Audrey Delbarre