En France, plus de 90 % de la production des vins est signalée par des « appellations », c’est-à-dire des indications géographiques, AOP ou IGP, qui garantissent que la qualité ou certaines caractéristiques de ces vins sont liées à leurs origines géographiques, et, dans le cas des AOP, à un terroir et des savoir-faire locaux reconnus.
Mais le changement climatique vient remettre en cause ces liens construits historiquement, inscrits dans des cahiers des charges et garantis par l’INAO. Les vins d’appellation sont-ils voués à disparaître ou peuvent-ils survivre au changement climatique, et alors à quelles conditions ?
Cette question est étudiée depuis 2012 à travers le projet INRAE LACCAVE dont les résultats viennent d’être présentés en juillet 2022 dans deux colloques internationaux : Perspective mondiale des IG et TERCLIM.
Le changement climatique menace les vins d’appellation
L’augmentation de la température moyenne, les modifications de la pluviométrie et la variabilité croissante du climat modifient en effet rapidement les conditions de production du vin dans tous les vignobles français.
Les stades de développement de la vigne sont partout plus précoces, depuis l’éclosion des bourgeons qui deviennent plus vulnérables au gel au sortir de l’hiver, jusqu’aux vendanges qui ont maintenant en moyenne plus de 3 semaines d’avance par rapport aux années 1980.
Les stress hydriques sont aussi plus prononcés, en particulier en zone méditerranéenne, ce qui limite les rendements et modifie les processus de maturation des raisins. Les raisins deviennent plus sucrés, leurs acides se dégradent plus rapidement, la composition en précurseurs d’arômes change… En conséquence la qualité des vins se modifie dans tous les vignobles. Ils sont plus alcoolisés, avec par exemple en Languedoc près de 14° en moyenne depuis 2015, contre 11° dans les années 1980.
Les vins ont aussi moins d’acidité, des profils aromatiques nouveaux, par exemple des goûts plus marqués de « fruits cuits » pour certains cépages rouges… Ces évolutions ne sont pas forcément négatives, surtout pour les vignobles plus septentrionaux, mais ils s’accélèrent et expriment un décalage progressif avec des profils qui avaient été identifiés et codifiés dans les cahiers des charges des appellations, avant les années 1980.
Le changement climatique a aussi d’autres impacts sans doute plus préoccupants. La variabilité climatique croissante accentue les effets de millésime, pouvant déstabiliser la gestion des qualités de chaque appellation. Surtout, les risques économiques augmentent avec les vagues de chaleur, qui peuvent brûler les raisins comme en 2019 dans l’Hérault et le Gard, avec la grêle ou les pluies violentes qui détruisent les récoltes ou les parcelles (phénomène d’érosion accru).
La pression des maladies et ravageurs peut également devenir plus forte en cas d’année chaude et humide, comme en 2018 dans le midi. Plus globalement, ce sont les écosystèmes et paysages qui sont touchés, avec des risques d’incendies plus fréquents et plus importants, comme en 2022, ce qui affecte directement les vignes (destructions, goût de fumée…), mais aussi l’image et l’attractivité touristique des vignobles d’appellation.
Le changement climatique remet donc en cause les qualités des vins, leurs variabilités et leurs liens aux territoires, en menaçant la rentabilité des entreprises, en modifiant l’image et l’attractivité des terroirs viticoles… Le système actuel des vins d’Appellation serait-il condamné ?
Les stratégies d’adaptation peuvent aussi remettre en cause les vins d’appellation
Les leviers d’adaptation au changement climatique sont heureusement nombreux, expérimentés à la fois par les viticulteurs et la recherche. Mais ils peuvent aussi déstabiliser les vignobles et vins d’appellation !
Une première solution est de planter des cépages plus tardifs, résistants à la sécheresse, aux hautes températures et aux maladies, ou produisant moins de sucre et conservant l’acidité… Dans plusieurs vignobles, comme à Bordeaux, sont ainsi testés des cépages venant de régions plus chaudes, des cépages anciens qui avaient été délaissés ou, au contraire, de nouvelles variétés créées par la recherche, comme celles du réseau Oscar… mais les impacts sur le goût et l’identité des vins d’appellation posent question. Une autre option est de modifier les pratiques agronomiques, en particulier la gestion du sol par l’ajout de matière organique ou un « paillage » pour mieux conserver l’eau, mais aussi la taille, la conduite du feuillage ou la plantation d’arbres pour gagner en fraîcheur et protéger les raisins.
L’irrigation est également mise en avant mais elle fait l’objet de nombreux débats car elle peut modifier l’enracinement des vignes et ses liens au terroir. Des pratiques œnologiques comme la désalcoolisation par membrane ou l’ajustement de l’acidité peuvent corriger les impacts du changement climatique sur la qualité du vin, mais elles présentent pour les vins d’appellation un risque d’industrialisation et de standardisation.
L’adaptation ne repose pas que sur des solutions techniques. La relocalisation des plantations est une autre option déjà engagée, au sein d’une même zone de production (parcelles avec exposition, altitude ou sol différents) ou dans de nouvelles régions qui deviennent suffisamment chaudes, comme en Bretagne, Haut de France, Nord de l’Europe… Des « pionniers viticulteurs » s’y lancent, sont médiatisés, prennent des risques. Le changement climatique modifie ainsi les concurrences entre régions et remet en cause la « carte des vins » sur laquelle se sont calés historiquement les vignobles d’appellation.
Enfin l’adaptation passe aussi par le développement de nouvelles institutions et relations de R&D pour favoriser les partages de connaissance, et par de nouveaux services d’alerte, de conseil, et, bien sûr, d’assurance dans la ligne de la réforme du régime de l’assurance récolte prévue pour 2023. Plus globalement, ce sont des révisions stratégiques qui sont en cause, combinant les solutions précédentes à différentes échelles d’action, et pouvant aussi viser une diversification des activités, une meilleure prise en compte des perceptions des consommateurs au regard des évolutions de la qualité, mais aussi de leurs attentes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, avant tout liés à la logistique du vin et aux bouteilles, le conditionnement clé des vins d’appellation.
Une voie reste possible : la cogestion adaptative des vins et terroirs viticoles
Le changement climatique place donc les vins d’appellation entre deux impasses : une voie conservatrice, qui ne retiendrait que des adaptations compatibles avec les cahiers des charges actuels (certaines pratiques agronomiques, les assurances…), mais incapables de répondre à l’intensité du changement climatique ; une voie d’innovation radicale fondée sur les seules promesses technologiques (créations variétales, irrigation, œnologie corrective, relocalisation massive) qui entraîneraient une artificialisation de la viticulture, réduisant ses liens au terroir, le fondement des appellations.
Les travaux de LACCAVE suggèrent qu’une autre voie reste possible, souhaitée par une large majorité de viticulteurs et amorcée par de premiers changements politiques et réglementaires.
En partant d’une prospective pour la viticulture française en 2050, les forums que nous avons organisés dans les sept principales régions viticoles françaises montrent en effet une volonté générale d’aller vers une stratégie de type « innover pour rester » maintenant un ancrage territorial du vin.
Il s’agit de passer d’une vision « conservatrice » d’un vin d’appellation (où terroir, pratiques et qualité seraient considérés comme « immuables ») à une définition « procédurale », garantissant que les viticulteurs adoptent une démarche de valorisation et différenciation des produits fondée sur une gestion adaptative des ressources territoriales. Dans ce cas, l’innovation est possible pour les vins d’appellation, privilégiant des « solutions fondées sur les ressources locales » respectant des délibérations locales et plus ouvertes aux autres acteurs utilisant ces ressources.
Cette troisième voie reste soumise à une série de conditions : 1) un réchauffement climatique le plus modéré possible, proche des objectifs de la COP21, qui limiterait les impacts sur les vins et offrirait plus de marges de manœuvre pour l’adaptation ; 2) le maintien d’une reconnaissance par les consommateurs et pouvoirs publics d’une qualité liée à l’origine, associée à la production de biens publics ; 3) des procédures plus faciles de révision des cahiers des charges, poursuivant l’évolution engagée par l’INAO autorisant depuis 2018 l’introduction de nouveaux cépages « à des fin d’adaptation » ou une irrigation d’appoint « à des fins qualitatives » ; 4) le développement d’actions d’atténuation, inscrites dans les cahiers des charges et pouvant aller jusqu’à un système local de compensation carbone favorisant un oenotourisme et des exportations responsables ; 5) Le développement de recherches participatives et d’une nouvelle « ingénierie des terroirs », associant compétences de diagnostic, de simulation climatique et de gestion adaptative de projets locaux.
Jean-Marc
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science qui a lieu du 7 au 17 octobre 2022 en métropole et du 10 au 27 novembre 2022 en outre-mer et à l’international, et dont TheConversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème « Le changement climatique ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Jean-Marc Touzard, Directeur de Recherche, économie de l’innovation, Inrae et Nathalie Ollat, Ingénieur de recherche, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.