Bordeaux la ville, Bordeaux le vin : un couple millénaire

Est-il vraiment possible de savoir pourquoi Bordeaux, la ville, a donné son nom aux vins du plus grand et du plus ancien vignoble du monde ?

Dans cet article paru dans le Hors Série de la Revue des Deux Mondes, Le Bordeaux une passion française, Michel Guillard, expert en paysages viticoles, tente de répondre à ce qui pourrait n’être qu’une figure de style – une antonomase ou une métonymie- mais qui se révèle avoir une cause beaucoup plus fusionnelle.

Remontons le temps. Comme bien souvent, c’est l’histoire qui détient les explications :

La première union de la vigne et de la ville se serait scellée quelque part entre le Tigre et l’Euphrate, des milliers d’années avant notre ère, en Mésopotamie.

Depuis ces temps reculés, cités, petites ou grandes, villages, mais aussi régions et provinces donnent leur nom aux vins.

Il suffit de lire l’étiquette d’une bouteille pour le constater.


Le port de la Lune

En France, la plupart des vins portent le nom de leur province d’origine : Bourgogne, Champagne, Beaujolais, Alsace… mais un seul d’entre eux arbore celui d’une ville : Bordeaux. La capitale de la Gironde entretient une relation tellement fusionnelle avec le vin que, plus souvent qu’elle-même, son nom le désigne.

Burdigala, nom antique de Bordeaux, est fondée au Ier siècle avant Jésus-Christ par un peuple gaulois, les Bituriges Vivisques, au bord de l’eau. Vue du ciel, la ville semble née de la courbe de la Garonne où se niche son port, auquel elle devra sa puissance économique et sa réputation. Autour d’elle s’étend un vaste vignoble planté par les Romains.

À partir du Moyen Âge, la ville, surnommée le port de la Lune, engage un rapprochement avec la vigne sous des auspices prometteurs. Nous sommes au XIIe siècle, précisément en 1152. Aliénor d’Aquitaine, héritière du duché d’Aquitaine et du comté de Poitiers, voit son mariage avec Louis VII annulé. Deux mois plus tard, elle se remarie avec Henri Plantagenêt, comte d’Anjou et duc de Normandie, qui deviendra roi d’Angleterre en 1154 sous le nom de Henri II. Avec cette union, la principauté d’Aquitaine passe sous domination anglaise.

Claret, le vin des Anglais

Produit dans le vignoble bordelais, le claret, un des rares vins à se conserver toute l’année, séduit les Anglais, qui l’exportent depuis le port de Bordeaux, facile d’accès. Le commerce des vins d’Aquitaine, qui ne s’appellent pas encore bordeaux, se développe et, par conséquent, le vignoble s’étend.

Transportés par voie fluviale depuis leur lieu de production, les vins sont stockés sur les rives de la Garonne dans les chais des négociants de la place, au cœur du quartier des Chartrons, un ancien terrain appartenant à l’ordre religieux des Chartreux.

Progressivement, la ville de Bordeaux s’attache les vignobles d’alentour et donne son nom aux vins issus des communes voisines, tandis qu’elle fait barrage aux plus lointains, tels les vins du Haut-Pays. Le vin de Bordeaux est né, et Bordeaux s’impose comme la ville propriétaire du vignoble, notamment pour les bourgeois qui jouissent d’avantages fiscaux pour exporter leurs vins.

Toutefois, le grand commerce du vin avec la couronne anglaise ralentit après la bataille de Castillon, en 1453, date de la reconquête de la principauté d’Aquitaine par les Français.

Des Hollandais à quai

Au XVIIe siècle, l’arrivée des Hollandais donne un second souffle aux activités de la ville et de son port. Installés aux Chartrons, ils introduisent de nouvelles techniques œnologiques, comme la Dutch match (allumette hollandaise), une mèche de soufre qui stérilise les futailles et stabilise les vins, et inaugurent aussi des pratiques commerciales différentes. Ils achètent ainsi beaucoup de vins qu’ils distillent dans leurs entrepôts. En plus des traditionnels clarets, les Bordelais leur fournissent des vins blancs secs et doux destinés à la distillation.

Le couple entre la ville et son vignoble sort renforcé de cette collaboration commerciale, bien que la relation ne soit pas toujours facile. Au fil du temps la ville s’étale et, dans les communes de la périphérie, les parcelles de vigne sont délocalisées pour laisser place à des échoppes et des jardins. Au XVIIIe siècle, les îles d’Amérique (Saint- Domingue et Antilles) permettent à Bordeaux de connaître une grande prospérité grâce au commerce du sucre, du café et des épices, mais aussi des vins. La Révolution met un terme à cette période faste.

Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que négociants et producteurs renouent avec la croissance, favorisée par la politique libre-échangiste du Second Empire. Et pour afficher la vitalité économique retrouvée de la France, une exposition universelle est organisée à la demande de Napoléon III en 1855 à Paris.

Le château s’impose

Les vins de la Gironde y sont présentés et, avec l’aide de la chambre de commerce de Bordeaux, classés en fonction de leur qualité, de leur prix et de leur notoriété (y figurent uniquement les vins rouges du Médoc, les vins blancs liquoreux de Sauternes et de Barsac, et un cru rouge des Graves, le Château Haut-Brion). Ce classement divisé en cinq catégories, allant des premiers crus aux cinquièmes crus, renforce l’image des vins bordelais dans le monde.

C’est également à cette époque que s’impose la dénomination « château » au détriment du cru où le vin est produit. Devant le succès commercial des vins portant ce nom, toutes les propriétés médocaines s’empressent de l’adopter, qu’elles possèdent ou non un véritable château.

À partir des années 1870 s’ouvre une séquence de désolation pour les vignobles français. Le phylloxéra et le mildiou attaquent la vigne sur tous les fronts. Les vins se raréfient, les prix augmentent. Différents traitements auront raison de ces maladies, mais l’époque de la prospérité est terminée pour les bordeaux. De plus, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le vignoble connaît une nouvelle crise, celle des fraudes et de la baisse des prix.

Pour sortir de ce marasme, les Bordelais participent à l’élaboration d’une législation nationale sur l’origine des vins (1911) afin de délimiter les appellations. En 1935 sont ainsi créés l’INAO (Institut national des appellations d’origine) et les AOC (appellations d’origine contrôlée), qui, dans toute la France, délimitent et précisent les aires et conditions de production des vins. Les vins de Bordeaux possèdent désormais leur carte d’identité.

Une expertise mondiale

Avec la Seconde Guerre mondiale puis les terribles gelées de 1956, le vignoble bordelais traverse à nouveau une période difficile. Grâce aux progrès des techniques de culture et de vinification, il retrouve toutefois progressivement son dynamisme. La demande mondiale pour le bordeaux s’accroît, tandis que la région devient la référence mondiale en matière de recherche œnologique, notamment grâce aux travaux d’Émile Peynaud, de Jean Ribéreau-Gayon et de Pascal Ribéreau-Gayon de l’Institut d’œnologie de l’université de Bordeaux. Très demandés, les œnologues bordelais vont alors prêcher la bonne parole viticole urbi et orbi. De son côté, la ville a connu des notables qui ont su mêler habilement politique et intérêts locaux, ainsi Montaigne, Montesquieu, Jean-Baptiste Lynch… autrefois.

Plus récemment, Jacques Chaban-Delmas, surnommé le duc d’Aquitaine, a entretenu d’excellentes relations avec le monde du vin. Ses caves au palais Rohan et à l’hôtel de Lassay regorgeaient de bordeaux dont il faisait profiter ses hôtes de marque. Mais il aura surtout œuvré à associer l’image de Bordeaux à celle de l’industrie et de l’urbanisme. En revanche, son successeur Alain Juppé va beaucoup faire pour le vin, qu’il identifie comme un véritable atout pour la ville. Dans une interview pour la revue L’Amateur de Bordeaux, il évoque « la ville et le vin », deux mondes destinés à vivre ensemble avec leur diversité, pour le meilleur et pour le pire.

Après son élection en 1995, Alain Juppé crée « Bordeaux fête le vin », un événement qui accueille tous les ans durant quatre jours des centaines de milliers de personnes venant profiter de nombreuses animations : grands voiliers sur la Garonne, dégustations, visites, concerts… Le succès est tel que la manifestation s’est exportée au Québec, à Pékin, à Bruxelles ou encore à Hong Kong…

Le vin a sa cité

La principale réalisation d’Alain Juppé reste cependant la Cité du Vin. Inauguré en 2016 et consacré aux vins du monde, ce lieu culturel aux formes audacieuses est, selon l’ancien maire, une « pompe aspirante » (sic) pour le tourisme. Depuis son ouverture, il a ainsi attiré près de deux millions et demi de visiteurs. Aujourd’hui, Bordeaux demeure l’appellation la plus connue du monde, et la ville un modèle d’architecture. Son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, le 28 juin 2007, sous l’intitulé « Bordeaux, port de la Lune » en témoigne. Pour comprendre comment la culture de la vigne et le commerce du vin ont façonné Bordeaux, l’office de tourisme propose une « balade sur les traces du vin dans la ville ». Un parcours de deux heures qui permet de découvrir les détails sculptés sur les édifices (feuilles de vigne, grappes de raisin, évocations de Bacchus, etc.), les ruelles pavées et les vignes palissées, autant de témoins d’une relation séculaire entre la ville et le vin.

Est-il vraiment possible de savoir pourquoi Bordeaux, la ville, a donné son nom aux vins du plus grand et du plus ancien vignoble du monde ? La réponse est complexe, car elle embrasse des causes à la fois historiques, géographiques, économiques et sociologiques… autrement dit des territoires, des terroirs, des crus, des châteaux, des appellations et des hommes d’horizons divers.

Au gré d’un cycle toujours d’actualité, comme l’illustrent les turbulences actuelles, le vignoble bordelais alterne bonnes et mauvaises fortunes. Mais Bordeaux a prouvé qu’elle a toujours réussi à se régénérer sans jamais se renier. Sa réputation n’est plus à faire et l’alliance entre la ville et son produit phare constitue sa force inaliénable.

Michel Guillard

Cet article a été initialement publié dans le numéro Hors Série « Le Bordeaux une passion française » par la Revue des Deux Mondes disponible à la boutique

Image à la Une : Pierre Lacour (père) – Sur le quai des Chartrons 1804/1806 – Musée des Beaux Arts de Bordeaux

Ecrit par Michel Guillard
Catégories : médias, librairie, tech

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