Laetitia Miroux, spécialiste du commerce international du vin que nous vous avons présentée le mois dernier à travers son métier d’exportatrice, est basée à Montréal. Elle bénéficie d’un point de vue unique sur les échanges entre les continents. Laëtitia s’intéresse aujourd’hui aux produits dérivés du raisin qui peuvent aider les vignerons à traverser des périodes difficiles. C’est un sujet très technique car Laëtitia Miroux connait bien son sujet ! Mais qui peut ouvrir des horizons domestiques et internationaux…
On aurait tendance à l’oublier, le vin ce n’est pas tout, il y a d’autres choses qui peuvent être tirées de l’activité du vigneron. Si on met de côté la production d’ethanol pour laquelle il faut beaucoup de volume et qui nécessiterait l’émergence d’une filière, même chose pour la méthanisation qui recquièrent des investissements peu rentables pour un vigneron indépendant, en revanche, les moûts de raisin peuvent devenir bien plus qu’un “intermédiaire de vinification”, terme peu valorisant !
Un intermédiaire de vinification, késaco ?
Il s’agit d’une matière qui n’est ni la matière première brute (le raisin), ni le produit fini (le vin), mais un stade ou un ingrédient de la chaîne de vinification que l’on peut encore transformer vers plusieurs débouchés.
Concrètement, le moût de raisin, c’est le jus sucré extrait du raisin, avant ou en début de fermentation. Il peut devenir vin, ou être concentré en MCR (moût concentré rectifié, correcteur sucrant d’origine raisin), ou bien servir à faire du jus premium, ou encore des bases sans alcool, des co-fermentations (bières au moût), de la vinaigrerie, voire de l’alcool neutre après fermentation/distillation. La notion d’intermédiaire œnologique souligne simplement que le moût est encore transformable et peut prendre plusieurs voies économiques et complémentaires possibles. Elles permettent d’écouler rapidement des volumes tout en créant de la valeur sur le moyen terme. Allez, je me lance, j’en distingue trois.
Vite fait, bien fait : la voie essentielle
Pour un vigneron qui cherche à écouler rapidement des volumes importants avec peu de dépenses d’investissement, via des débouchés standardisés et déjà en place, c’est l’approche la plus simple. Elle valorise le moût, c’est la première option et c’est aussi la plus répandue.

Pour un domaine ou une cave, l’intérêt est d’alimenter un industriel existant en tant qu’“apporteur” : on écoule vite, sur des volumes significatifs, même si les prix restent serrés et que l’énergie nécessaire à l’évaporation pèse dans l’équation.
Il existe une variante – récente innovation italienne – le MCRS moût concentré rectifié solide (le fructose et le glucose naturellement présents dans le jus de raisin sont extraits et cristallisés sans modifier leurs caractéristiques essentielles).
L’assurance sécurité : la voie intermédiaire
A travers cette deuxième option, le vigneron cherchera à sécuriser des recettes stables avec des spécifications techniques et des volumes planifiables.

Les co-fermentations brassicoles (grape ales, saisons au moût, mélanges pomme-raisin) intéressent les Brasseries Craft en quête de signatures locales : c’est un débouché agile, qui valorise l’aromatique du cépage et crée des ponts commerciaux.
le moût gastronomique : la voie premium
La voie premium c’est celle qui offre au vigneron la possibilité de créer de la marge tout en renforçant l’identité du domaine.

On vise le circuit CHR (Cafés Hotels Restaurants), les cavistes et l’e-commerce avec des références bien nées.
J’ai découvert ce jus de raisin au Brésil qui se nomme Suco de Uva Integral. C’est excellent et très concentré.
En français, c’est le jus de raisin naturel.

Ici, on réduit thermiquement le moût pour obtenir un sirop 100 % raisin, riche, qui parle aux chefs et aux épiceries fines.
Les volumes sont plus modestes, mais la valeur unitaire et l’histoire terroir sont au rendez-vous si l’on soigne le profil aromatique, le packaging et la mise en rayon.
Côté circuits de distribution, certains formats ouvrent des robinets. Mettre des jus et des bases sans alcool en KEG (fût sous pression de 10 à environ 30 L) pour le tirage au verre en CHR ou événementiel permet des rotations rapides, une réduction du verre et une constance de service. Il faut en revanche être irréprochable sur l’hygiène des lignes et la stabilité. En bref, des produits à base de raisin, prêts à être servis à la pression, pour ouvrir des débouchés CHR rapides et réguliers.
Les fausses pistes
À l’inverse, certains débouchés gaspilleraient la valeur potentielle du moût.
L’alimentation animale doit rester le débouché des co-produits (marc sans rafles ni pépins, lies, bourbes), pas du moût, qui peut encore devenir vin, jus premium, MCR ou base sans alcool.
Concernant les secteurs de la cosmétique et la pharmacie, la valeur vient surtout d’ingrédients issus des coproduits (pépins, pellicules, sarments), plus que du moût qui a un coût d’opportunité élevé. Techniquement, le moût peut entrer en cosmétique, mais c’est moins courant et moins rentable que d’exploiter les pépins/pellicules/sarments. En pharmacie, on utilise surtout des excipients (acide tartrique, éthanol) et des extraits de raisin standardisés (plutôt coproduits), pas le moût tel quel.
Même logique pour la méthanisation et, sauf volumes invendables, pour la production d’éthanol : le moût a un coût d’opportunité trop élevé. Réservons ces voies aux coproduits (ou aux lots déclassés) et privilégions, pour le moût, des débouchés à plus forte valeur (vin, jus premium, MCR, bases sans alcool).
Limites et équilibre
Vous l’aurez compris, le moût n’est plus seulement une étape, c’est une matière à part entière. En combinant un débouché industriel rapide et un produit de marque à plus forte valeur, les domaines peuvent absorber les surplus tout en construisant des revenus durables, sans sacrifier l’ADN œnologique.
Par “ADN œnologique”, j’entends l’identité cœur d’un domaine en tant que producteur de vin : son savoir-faire de vinification, l’expression du terroir et des cépages, son style de maison (choix d’élevage, de maturité, de pratiques), et le niveau d’exigence qualité qui le distingue. Autrement dit, développer des débouchés pour le moût ne doit pas faire basculer le domaine vers une activité purement industrielle qui diluerait cette identité de vigneron.
L’idéal pourrait être de combiner une voie essentielle (tampon de volume) + une voie intermédiaire (récurrence contractuelle) + une voie premium (marge/identité). Ainsi, le domaine écoulerait les surplus, sécuriserait des revenus et renforcerait son positionnement sans diluer son identité de vigneron. Important.
Laëtitia
Image à la Une : Gheorghe Mindru/shutterstock