Mélanger le vin et la bière vous paraît saugrenu ? Des mixologues vous diront qu’ils ont à leur carte le cocktail Saudade : 4cl de vin rouge, 15cl de bière et 3cl de sirop de cerise…
Non, on ne vous parle pas d’un attelage improbable bu dans une soirée déjantée. Mais d’assemblages cette fois très sophistiqués – à la façon de ceux d’un oenologue- entre du malt et certains jus de cépages. Une mouture officiellement reconnue par le très sérieux BJCP : Beer Judge Certification Program, un organisme étasunien qui forme les jurés de concours et édite un guide de styles. C’est ainsi qu’on définit la trentaine de variétés de bières. Pêle-mêle lager, IPA, Stout…
phénomène de société
Même si la bière (belge) s’est depuis longtemps autorisée des assemblages exotiques, lambics à la cerise, à la pèche, à la framboise, aujourd’hui tout le monde s’accorde à reconnaître que l’univers de la micro-brasserie rassemble tout ce qu’il y a de plus créatif, inventif et indépendant en matière de boissons. Un véritable espace d’inventivité et de liberté s’est développé autour de la bière artisanale. A telle enseigne que le deuxième brasseur mondial Heineken justifie dans Le Monde la fermeture de la brasserie de Schiltigheim par une « concurrence accrue notamment avec l’augmentation du nombre de microbrasseries »…
coup d’envoi des Italiens
Officiellement, la première bière additionnée de raisins a été produite en 2006 par la brasserie sarde Barley. Elle a donné un style reconnu par le BJCP : l’IGA pour Italian Grape Ale. C’est une bière Imperial Stout additionnée de sapa, obtenu par réduction d’un jus de raisin de grenache chauffé jusqu’à l’obtention d’un sirop épais et visqueux. Un vrai succès.
La brasserie Barley a lancé ensuite plusieurs bières IGA et a été suivie par d’autres brasseurs italiens. Aujourd’hui on estime qu’au moins 150 types différents d’IGA sont produits en Italie.
Leur spécificité réside dans l’adjonction de raisins, à la fois sous forme de fruit naturel ou de marc, sous forme de moût de raisin , sous forme de moût silencieux, cuit ou fermenté selon la définition de Wikipedia.
Un tel ajout peut se produire à plusieurs étapes du processus de brassage , généralement pendant l’ébullition, la fermentation ou le conditionnement. La teneur en moût de raisin peut même atteindre 40% de l’assemblage. La teneur en alcool est très variable, allant de 4% à 10%.
Tour de France des « œnobières »
Les Français ne sont pas en reste : les brasseurs et…les vignerons ! On ne va pas les citer tous mais côté brasseries on trouve par exemple Hoppy Road à Nancy qui propose des bières Grape Ale fermentées en barrique sur marc de gamay. Liquid Love, je cite : Les marcs ont joliment teinté de rose la robe de cette bière. Les arômes du raisin s’expriment avec délicatesse, assortis au nez d’un parfum légèrement terreux qui évoque la betterave, et, en bouche, de notes épicées, de bonbon acidulé et de grenade.
Ca donne envie, non ?
Dans l’Yonne il faut faire un stop chez Odile Vandermoere de la brasserie la Vaugermaine. Avant d’être brasseuse, Odile était maître de chai dans le Chablis. Aujourd’hui, à coté de ses bières traditionnelles, elle produit des bières blondes et blanches au moût de raisin 100% chardonnay récoltés dans le vignoble de Chablis. Les bières au moût développent les caractéristiques organoleptiques des deux univers, donnant à chaque bière une dimension « cépage » et « terroir » qui la rendent unique et singulière.
Forte de sa double expérience, la Vaugermaine cherche des domaines partenaires auxquels elle propose de développer une gamme de bières élaborées à partir de leurs moûts.
Dans le Lot, les Acolytes, une brasserie installée au Château les Croisille (un domaine en appellation Cahors qui élève son malbec dans une cuve calcaire).
Les Acolytes proposent une bière des Vendanges, une bière blonde bio aromatisée au raisin, avec ajout de mout de malbec pendant l’ébullition puis de raisins pressés pendant la fermentation. Bière légère et désaltérante d’une couleur rubis, aux notes de raisins frais et de fruits rouges marqués par une légère acidité provenant du jus de raisin.
produit de liaison
Puisqu’on évoque les bières produites par des domaines viticoles, il faut citer dans l’Entre-deux-mers les bières artisanales Verdus à partir des raisins du Château le Grand Verdus et brassées chez un partenaire : « Verdus est un produit de liaison entre le monde du vin et de la bière, mais c’est d’abord une bière, et non un mélange de bière et de vin ! Au moins c’est dit !
La gamme de bières intègre une blonde merlot, une blanche sauvignon blanc, une IPA cabernet sauvignon. A noter que l’équipe de Verdus propose des accords mets et bière : ce sont bien les seuls ! on voit ici passer le savoir-faire du vigneron…
la vière, la vraie !
Mais la vière, celle qui ose porter ce nom, la transgression pleinement assumée, se trouve aux portes de Paris à Pantin dans la brasserie Gallia : à partir de raisins pressés, le maître brasseur enrichit le jus avec un moût de bière, composé d’orge et de blé maltés. C’est ici que l’alchimie opère. Les levures indigènes du raisin fermentent ce mélange de fruits et de céréales. Une fois la fermentation terminée, on obtient une boisson à mi-chemin entre la bière et le vin, une vière !
Et il y a des vières blanches (au riesling, ou au muscat, sylvaner gewurstraminer, pinot gris) des vières rouges (au cabernet franc,ou syrah,merlot ou pinot noir) et des vières rosées (au pinot noir). Pas vu de vières orange pour l’instant. Une gamme qui va de 7° à plus de 11° de volume d’alcool.
verres de vière
Pour avoir goûté la gamme, une fois passé l’effet de surprise provoqué par ce nouveau genre, je confirme que ces vières bénéficient de la puissance aromatique des différents cépages utilisés et aussi de la texture et de la complexité des malts.
Pour autant les ai-je appréciées ? Pas sûr. Les équilibres subtils trouvés par le chef brasseur Rémy Maurin entre les deux boissons renvoient implicitement aux ressentis des vins effervescents et pas forcément les meilleurs.
Un jugement de boomer que n’ont pas du tout partagé mes jeunes partenaires de dégustation qui, eux au contraire, ont apprécié cette expérience : une bouteille transparente (on voit ce qu’il y a dedans), une capsule pour fermeture (donc pas le cérémonial du tire-bouchon), des couleurs franches, un mélange léger, fin tout comme ses bulles, gouleyant…et surtout une boisson décomplexée.
Bref, ils sont prêts à ré-inviter la vière à leur table. Après tout c’est à cette génération que cette nouvelle boisson s’adresse !
A noter qu’Heineken est rentré au capital de la brasserie Gallia. Ce qui confirme l’intérêt porté par les majors de la bière pour la brasserie artisanale et ses produits « out of the box ».
mais on a perdu les Français !
Soulignons au passage que face à une telle diversité de produits (les bières les vières et tout ce qui sort du monde des brasseries), selon une enquête de l’IFOP, une large majorité de Français se sent perdue face à l’offre de bières artisanales titre la RVF. Et 61% d’entre eux regrettent une méconnaissance des accords possibles entre les plats et les bières…
Mesdames et messieurs les brasseuses et brasseurs, ne pas oublier qu’on peut aussi manger en buvant une bière vière !
François
Image à la Une : ©Brasserie Barley