Qui dit région Champagne dit… champagne. Symbole voire synonyme de la fête et du luxe, la réputation de ce vin effervescent n’est plus à faire.
Au XVIIe siècle, son inventeur présumé, le moine cellérier dom Pérignon, aurait dit à ses frères moines après sa première dégustation : « Venez vite, je goûte les étoiles ». Ces fameuses bulles sont induites par la « prise de mousse », c’est-à-dire la transformation contrôlée d’un vin tranquille en un vin effervescent.
L’histoire moderne du champagne est largement documentée. Mais que buvait-on en Champagne, avant son invention ? Dans une étude parue dans Scientific Reports, une équipe de chercheurs dont je fais partie s’appuie sur une série exceptionnelle de pépins archéologiques pour tâcher d’éclairer quinze siècles de viticulture en région Champagne, avant l’apparition dudit champagne.
15 siècles de pépins
Le projet scientifique « viniculture », dont notre étude, coordonnée par l’Institut des sciences de l’évolution à Montpellier (ISEM), combine les approches archéoscientifiques pour mieux comprendre l’histoire de la viticulture et de la viniculture françaises, depuis leurs origines.
Dans ce cadre, notre équipe, qui étudie les histoires biologiques et culturelles d’espèces domestiquées, a eu accès à une série de 572 pépins de raisin, datés du 1er au XVe siècle de notre ère. Immergés depuis lors, ils ont été mis à jour par des collègues archéologues à la faveur de recherches en archéologie préventive précédant des travaux d’aménagement à Reims et à Troyes.
Retracer l’histoire des vignes
Pour comprendre ce que l’on peut en tirer, rappelons que la vigne est une espèce domestiquée. Autrement dit, l’humain dirige largement sa reproduction, l’extrayant de la sélection purement « naturelle », pour l’améliorer, plus ou moins consciemment, selon ses propres critères de sélection.
Du loup au yorkshire, la diversité des formes induites par la domestication et la sélection qui s’ensuit sautent aux yeux. La forme des organismes est un point central de nombreuses disciplines, particulièrement en botanique et en archéologie.
À l’intersection de ces deux dernières, l’archéobotanique étudie les restes biologiques végétaux, pour mieux comprendre l’histoire des plantes consommées par les sociétés du passé. La forme est, bien souvent, la seule donnée utilisable quoique l’ADN ancien puisse être parfois exploité.
Vigne sauvage et vigne domestique
Mathématiquement, la forme est ce qui demeure « invariant à la translation, à la rotation et à la déformation isotrope ». Autrement dit, « tous les carrés ont la même forme, mais pas tous les triangles ».
Penchons-nous sur la forme des pépins, chez la vigne actuelle. Ceux de la vigne sauvage, aujourd’hui en péril, ont une forme arrondie avec un « bec » peu marqué. Ceux de la vigne domestique en revanche, cultivée pour la table ou la cuve, ont une forme allongée, avec un bec plutôt marqué. Et, au sein de la vigne domestique, la forme des pépins des différentes variétés diffère elle aussi.
Sarah Ivorra)
Cette variabilité, présente aussi sur les pépins archéologiques, peut être exploitée pour sonder l’histoire de la viticulture. Dans le registre archéobotanique, on retrouve des différences entre pépins allongés et pépins plus ronds.
Pour mesurer la rondeur, l’allongement, en bref les caractéristiques morphologiques des pépins, nous adoptons une approche à la fois mathématique et statistique.
À partir de pépins – modernes ou archéologiques – nous déterminons si la vigne qui les a produits était une vigne sauvage ou une variété domestique et, dans ce dernier cas, ses origines historico-géographiques.
Une signature numérique pour chaque pépin
Concrètement, comment est-ce que l’on s’y prend ?
Chaque pépin archéologique, préalablement daté, est pris en photo individuellement, de face et de profil. Les coordonnées de leurs silhouettes sont extraites et ces géométries sont converties en variables quantitatives à l’aide de transformations mathématiques appropriées.
Ces variables de forme ont l’avantage de capturer la totalité de l’information morphologique, sans a priori sur ce que l’on cherche – pas seulement la stature ou l’embonpoint. Cet atout est majeur car les différences sont si subtiles que l’on ne sait pas à l’avance dans quelle direction chercher.
L’approche « actualiste » et ses limites
Les pépins archéologiques étant désormais convertis en signatures morphologiques numériques, on les compare à celles de collections de pépins modernes, constituées de variétés domestiques et sauvages prélevées dans leur habitat.
On compare, au sein de chaque assemblage archéologique (ensemble issu d’une même période et d’un même site), les populations de formes observées à celle de nos collections modernes : on en tire alors des proportions vigne sauvage/vigne domestique mais aussi les affinités géographiques (plutôt méridionales ou septentrionales) de chaque pépin pour chaque site, et au cours du temps.
Cette approche est dite « actualiste » : la diversité actuelle peut éclairer celle du passé. Mais attention, elle n’y suffit pas !
D’abord, les siècles ont pu modifier la forme initiale du pépin. Ensuite, la ressemblance morphologique ne garantit pas l’identité biologique : un pépin archéologique semblable à celui d’un pinot noir actuel ne garantit pas leur parenté. De plus, l’absence de données archéologiques dans un site à une période donnée ne signifie pas forcément l’absence de viticulture. Enfin, même lorsque du matériel archéologique est retrouvé, il est toujours en quantité limitée et il faut s’en contenter. Par exemple, notre série de 15 siècles présente 7 siècles sans aucune donnée.
Pour autant, la description de la forme fournit un éclairage puissant pour sonder l’histoire des plantes domestiquées.
Innovation viticole à la période gallo-romaine
Appliquons maintenant cette approche à nos pépins archéologiques champenois. À partir de la série dont nous disposons, nous avons pu éclairer deux grandes phases historiques.
Toute une partie des pépins date de la période gallo-romaine, soit les trois premiers siècles de notre ère. S’ensuit une lacune de sept siècles. Puis à nouveau, une période de cinq siècles allant de l’an mil à la fin du Moyen-Âge.
La période gallo-romaine présente des pépins de types sauvages et domestiques. L’utilisation de vigne sauvage est d’ailleurs attestée historiquement à cette époque dans le sud de la Gaule. Les variétés domestiques alors utilisées en région Champagne étant d’affinité méridionale, il est possible que ce soit les mêmes que celles développées et utilisées à cette époque bien plus au Sud.
Des études utilisant l’ADN ancien révèlent par ailleurs la présence concomitante au sud et au nord de la Gaule des mêmes individus génétiques. Le climat d’alors, plutôt doux, a sans doute favorisé ces migrations variétales.
Au cours de cette période, la diversité morphologique augmente également, laissant penser que la diversité variétale cultivée progresse en même temps et laisse supposer le déploiement d’expérimentations viticoles.
Au Moyen-Âge, la persistance des vignes sauvages, écho du climat et des sociétés passées
Passons à la seconde période historique concernée, qui commence au tournant de l’an mil. Alors que les cépages sont disponibles depuis déjà un millénaire au moins, on constate pourtant la présence de pépins de type sauvage, parfois même majoritairement dans certains de ces assemblages.
Pour l’expliquer, nous faisons l’hypothèse d’un recours aux populations sauvages lors de cette période qui correspond à la « révolution agricole médiévale », marquée par d’intenses changements économiques et sociétaux.
Philippe Rollet)
Comme pour les premiers siècles de notre ère, les types domestiques montrent également des affinités méridionales. Là aussi, ces résultats sont corrélés avec le climat d’alors, que l’on appelle l’« optimum climatique médiéval » : un réchauffement de quelques dixièmes de degré qui affecte l’Europe occidentale pendant plusieurs siècles. De telles conditions semblent avoir joué un rôle déterminant dans l’histoire de l’encépagement et du vin champenois, et dans d’autres régions viticoles.
À cette période succède « le petit âge glaciaire », avec les premières apparitions archéologiques de types adaptés au froid et caractéristiques des régions bourguignonne et champenoise, un peu plus de deux siècles avant l’invention du champagne.
Ces résultats apportent un éclairage inédit à l’histoire viticole champenoise et mettent en évidence une dynamique variétale jusqu’alors insoupçonnée et ses liens étroits avec les événements historiques et les changements climatiques passés.
Vincent Bonhomme, Chercheur en biologie évolutive, Université de Montpellier
Image à la Une : Résidus de marc issus du site de Troyes « Place de la Libération » dans l’Aube. Les restes végétaux ont été préservés gorgés d’eau car ils sont issus de la base d’un puits. On distingue des pépins de raisin, des pédicelles, des fragments de rafles et des fragments de limbes foliaires.
Véronique Zech- Matterne, CC BY-SA
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.