Le vin est perçu par les consommateurs comme un produit porteur de culture et d’authenticité et par conséquent, distinct des autres biens commerciaux issus de la production industrielle.
D’abord, en tant que produit agricole, le vin se voit normalement rattaché à des lieux et parfois même à des individus. Il est également vu comme un produit historique qui s’enracine dans les traditions des différentes régions où on le produit. Enfin, le traitement et l’attention qu’on porte au vin en tant que produit esthétique le rapprochent du monde des arts, avec ses prescripteurs, son langage, ses producteurs en vue et une attention médiatique spécifique.
Mais est-il vraiment un produit distinct ?
En 2021, la valeur du marché mondial du vin s’élève à plus de 53 milliards de dollars, alors que la production mondiale est d’environ 260 millions d’hectolitres, ce qui représente l’équivalent de 34 milliards de bouteilles. De ce nombre, environ la moitié sont exportée, donc consommé en dehors de leur lieu d’origine. Les principaux pays producteurs en volume sont l’Italie, la France, l’Espagne, les États-Unis et l’Argentine.
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Or, cela fait trois mille ans que le vin est un produit commercial et, paradoxalement, plusieurs des idées culturelles avec lesquelles nous concevons et percevons le vin aujourd’hui proviennent, justement, de ce caractère marchand.
Comme anthropologue et professeur au département de communication sociale et publique à l’UQAM, le vin est pour moi un objet culturel. C’est-à-dire qu’il est porteur de significations qui sont socialement construites et à travers lesquelles autant les producteurs que les consommateurs appréhendent et pensent le vin, mais cela de manière inconsciente.
J’ai effectué un premier terrain de recherche anthropologique sur le vin en Calabre, dans le sud de l’Italie, en 2000-2001, et j’y suis retourné à trois reprises depuis. J’ai réalisé une seconde enquête anthropologique en Colombie-Britannique, dans la vallée de l’Okanagan, en 2017-2018. Je présenterai certains résultats de ces recherches ultérieurement sur La Conversation.
Aussi, je suis un amateur de vin et j’édite depuis plus de 10 ans le site sommeliervirtuel.com avec mon frère Mathieu. Cette activité nous a amenés à être reconnus comme influenceurs dans le vin au Québec, tout en m’offrant l’opportunité d’approfondir ma connaissance du marché du vin et de sa culture de consommation.
Dans ce premier texte, je montre comment certaines des conceptions culturelles que nous avons du vin proviennent du caractère commercial de ce produit.
L’importance des lieux
Un élément central du vin est qu’il est rattaché à des lieux. On peut ainsi parler d’un Bordeaux, d’un Bourgogne ou d’un Chianti, sans même avoir à préciser qu’on parle de vin. Or, dès la Grèce antique, puis au Moyen-Âge, il existe un marché pour les vins provenant de régions reconnues et éloignées, recherchés par les élites.
En parallèle, le vin qui était produit et consommé localement n’avait pas d’identité spécifique et était simplement un produit agricole commun et anonyme.
C’est donc à travers le commerce, notamment à longue distance, que le lieu d’origine du vin devient important et signifiant.
L’utopie du terroir, les réalités du commerce
C’est aussi le commerce qui permet d’expliquer pourquoi la production de vin s’est concentrée dans certaines régions plutôt que d’autres.
Les discours officiels (guides, livres sur le vin, lois) prétendent que ce serait en raison de la qualité des terroirs, la production de vin s’étant concentrée dans les lieux les plus propices à la production de qualité. Dans les faits, le commerce explique la concentration de vignobles dans certaines régions plutôt que d’autres.
Le géographe et historien français Roger Dion a souligné comment la production de vin s’est concentrée en France en raison de sa position d’avant-garde vis-à-vis des marchés des pays d’Europe du Nord. Il souligne comment les régions viticoles se alors sont concentrées autour des rivières et des fleuves qui, avant l’arrivée du train, étaient indispensables au transport des lourdes cargaisons.
Ainsi, la position géographique de la France explique le développement et la renommée historique de ses régions viticoles.
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La spécialisation historique de certaines régions dans la production de vin dépend toujours de la possibilité de pouvoir écouler la production sur des marchés, car autrement une famille paysanne ne peut pas se nourrir uniquement avec du vin. L’utopie du terroir vient cependant ensuite cacher et inscrire dans le règne de la nature les renommées historiquement construites à travers le commerce.
Du vin « aliment » au produit de luxe occasionnel
Avec le développement de marchés de consommation du vin dans des pays non producteurs, tels l’Angleterre, le nord de l’Europe et l’Amérique, émerge une façon spécifique de concevoir le vin.
Sur ces marchés, le vin n’est pas considéré comme un produit agricole. Le vin est un produit de luxe, réservé à certains groupes sociaux. Même lorsque le vin se répand dans l’ensemble de la société, il demeure un produit rare et occasionnel.
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De nos jours, cette conception du vin s’est imposée et est devenue la conception dominante, même au sein des pays producteurs, où la consommation quotidienne de vin a fait place à une consommation occasionnelle.
Bordeaux et le marché anglais
Le cas de la région de Bordeaux est instructif et a joué un rôle clé dans le développement de plusieurs notions contemporaines du vin.
Le vignoble bordelais s’est développé en réponse à la demande des marchés anglais et hollandais, qui contrôlent tour à tour la région et son commerce à partir du XVIIe siècle. Dans ce contexte, c’est sur le marché anglais que les consommateurs et les négociants commencent à porter une attention spécifique aux vintages (millésimes), ainsi qu’aux différents growth, les crus de Bordeaux, c’est-à-dire les « Châteaux », tel que Ho Bryan (Haut-Brion) ou Margose Wine (Margaux) dont les premières mentions sont en anglais.
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Enfin, c’est sur la base du prix des vins sur le marché anglais qu’est établi, à l’occasion de l’exposition universelle de Paris, le fameux classement des crus de Bordeaux de 1855, toujours en vigueur aujourd’hui.
L’apparition de nouveaux marchés de consommateurs, notamment en Asie, crée une pression à la hausse sur le marché du vin et fait augmenter les prix de certains vins provenant des domaines ou régions les plus recherchés. En même temps, la Chine a commencé à produire et à exporter du vin, accroissant du même coup la concurrence déjà forte entre les différentes régions productrices du monde
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Dans les marchés d’Asie, le vin demeure un produit de prestige, qu’on offre notamment en cadeau, par exemple au Japon. Si jusqu’à présent les conceptions du vin sont principalement occidentales, peut-être que les marchés d’Asie pourraient en influencer les conceptions culturelles à moyen ou long terme.
Ce ne sont là que quelques exemples de la manière dont le caractère commercial du vin, à travers sa longue histoire, a influencé nos conceptions culturelles entourant ce produit. Or, est-ce que derrière les discours construisant son authenticité, le vin ne cache-t-il pas en partie sa vraie nature ? Car objectivement, le vin, ce n’est que du jus de raisin fermenté.
Vincent Fournier, Professeur au Département de communication sociale et publique, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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