D’Homer Simpson, inséparable de sa légendaire bière Duff, à l’origine de bien des mésaventures, aux salariés de l’Agence Sterling Cooper dans Mad Men et leur consommation effrénée, en passant par le cocktail Cosmopolitan des personnages de Sex and the City, l’alcool coule à flots dans les séries populaires, lubrifiant à peu de frais les rouages de la narration.
Les analyses de contenu montrent que près de 90 % des films mettent en scène des évènements impliquant de l’alcool, lequel est en outre souvent introduit de manière flatteuse : les personnages qui boivent (43 %) y sont dépeints comme étant physiquement et socialement attractifs.
Pensons simplement à James Bond, facétieusement appelé « l’homme au foie d’or » par les auteurs d’une publication médicale comptabilisant les formidables volumes de boissons éthyliques consommées par le célèbre espion.
La valorisation de l’alcool dans les médias incite-t-elle à boire ?
Une telle présence hégémonique de l’alcool dans les séries a-t-elle des conséquences sur notre façon de nous représenter l’alcool, ainsi que les effets qui lui sont imputés ? Augmente-t-elle les consommations individuelles ? Si oui, pour quelle raison ?
Ce type dʼeffet a été mis en évidence pour le tabac : l’exposition à des films dont les personnages fument augmente le risque de commencer à fumer. Qu’en est-il pour l’alcool ?
De nombreuses données épidémiologiques vont dans le sens d’un lien entre exposition à l’alcool dans les médias et augmentation de la consommation d’alcool. Une étude menée auprès d’un échantillon de 38 000 adolescents a par exemple conclu dans ce sens.
On sait que l’exposition à des personnages consommant de l’alcool a également un effet sur les attitudes vis-à-vis de l’alcool.
Le célèbre espion serait un alcoolique patenté. Ici James Bond (incarné par Daniel Craig) et son « Vesper Martini ». Allociné
Joris Van Hoof et ses collaborateurs ont exposé des groupes d’adolescents soit à une série télévisée comportant des personnages consommant de l’alcool, soit à une série où les personnages n’en consommaient pas.
Il est apparu que les premiers avaient par la suite des attitudes plus favorables à la consommation d’alcool. Ils rapportaient aussi davantage d’intention de consommer de l’alcool dans le futur.
Dans une autre étude, Rutger Engels et ses collaborateurs ont émis l’hypothèse que la consommation d’alcool à la suite d’un visionnage d’un film aurait pu s’expliquer par un processus d’imitation.
Leurs expérimentations ont révélé que des étudiants exposés à des personnages buveurs dans un film avaient davantage tendance à consommer de l’alcool pendant son visionnage. Et ce, d’autant plus qu’ils s’identifiaient au personnage. Cependant, cet effet a uniquement été mis en évidence chez les hommes.
Une série d’études françaises
Nous avons conduit une série d’études expérimentales visant à répondre à la nécessité de proposer des données françaises concernant l’influence causale de la représentation de l’alcool dans les médias, quʼimposent, notamment, les débats sur les textes de loi tels que la Loi Evin.
Notre but était d’établir s’il existait ou non un effet de l’exposition dans les médias à des stimuli en lien avec l’alcool et la formation d’inclinations à en consommer. Il s’agissait de le déterminer non seulement en manipulant la nature et le degré d’exposition imposés à des individus, mais aussi – et surtout – en proposant des explications psychologiques sur la façon dont le système cognitif allait traiter ces images, les intégrer et les mémoriser. L’impact de cet apprentissage sur des outils de mesure des attitudes sensibles à ce caractère automatique (mesures indirectes) ou délibéré (mesures directes) a été évalué.
On appelle « mesure directes » les questionnaires sur ordinateur où l’on demande directement son opinion au participant à propos d’un objet. Les mesures indirectes sont celles où l’on infère les jugements/opinions à partir d’un comportement qui ne porte pas directement sur l’objet en question. L’individu doit classifier le plus vite possible des images ou des mots en lien avec l’objet d’intérêt (ici l’alcool) dans les catégories « bon » ou « mauvais ». On compare ensuite les temps de réaction à classifier les images.
Dans nos études, afin de manipuler causalement l’exposition à la représentation de l’alcool nous avons fait visionner à certains participants une vidéo montrant de l’alcool et aux autres une vidéo qui n’en montrait pas. Ensuite nous avons comparé leurs représentations vis-à-vis de l’alcool.
Comprendre les mécanismes du cerveau
Dans une première étude, avant de présenter les épisodes, nous avons « inhibé » la capacité des participants à puiser dans leur capacité à s’autoréguler en utilisant une tâche classique de fatigue mentale : on demande au participant d’exécuter une tâche exigeante sur le plan cognitif, autrement dit « pénible » mentalement, avant de lui faire réaliser une seconde tâche.
Classiquement, il est demandé de lire un texte complexe et de rayer le plus vite possible toutes les lettres « e », sauf si celles-ci sont situées à deux espaces d’une autre voyelle ou à proximité d’un espace. Cette tâche dure cinq minutes, puis les participants passent à la seconde tâche. En parallèle, un groupe contrôle réalise une tâche similaire mais beaucoup plus simple, telle que barrer toutes les lettres « e », sans autre consigne.
La seconde tâche à consisté à faire visionner aux participants un extrait d’une durée de quatre minutes d’un épisode, parmi deux, de la sitcom How I Met Your Mother ; l’un contenant de multiples occurrences de consommation d’alcool (épisode 22 de la saison 6, « The Perfect Cocktail ») et l’autre ne contenant aucune référence à l’alcool (épisode 2 de la saison 6, « Cleaning House »).
Le ton des épisodes était axé sur la comédie et décrivait des événements et des situations comiques liés, pour un épisode, à la consommation d’alcool caractérisant certains des personnages. Par la suite, les participants remplissaient les questionnaires et réalisaient les tests indirects.
Ils étaient pour cela invités à venir au laboratoire pour participer à une étude portant sur leurs compétences cognitives générales et leur capacité à suivre et imaginer la fin d’une trame narrative : l’expérimentateur interrompait le visionnage quatre minutes avant la fin de l’épisode et leur demandait de rédiger quelques lignes sur la façon dont ils pensaient que l’épisode allait se terminer (on s’assurait au préalable que les individus n’avaient jamais vu l’épisode).
Les participants qui avaient été exposés à des personnages consommant de l’alcool rapportaient effectivement avoir des représentations de l’alcool plus positives après le visionnage, et ce même sur des mesures dites « indirectes », plus difficiles à fausser pour les participants par ce qu’elles contraignent à donner une réponse très rapide et spontanée.
Plus surprenant, le changement d’attitude semblait, dans ce cas précis, dépendre de processus plutôt délibérés, et non automatiques, spontanés.
En effet, lorsque les participants voyaient leurs ressources cognitives réduites, aucun effet de changement d’attitude psychologique ne survenait. L’effet de l’exposition aux séries sur des participants épuisés mentalement a été comparé à celui que la même exposition pouvait avoir sur des participants qui ne l’étaient pas. Les résultats ont révélé que cet effet ne s’observait que sur les participants qui avaient été mentalement épuisés au préalable.
Cet effet s’inversait-il lorsque le ton du film était négatif ? Dans une autre étude comparable, nous avons utilisé des extraits de films et séries télévisées décrivant des événements anxiogènes et dramatiques associés à la consommation d’alcool, ou au contraire des événements ayant des conséquences positives.
Nous avons observé là encore un effet robuste de l’exposition à des personnages consommant de l’alcool sur les attitudes vis-à-vis de l’alcool, celui-ci pouvant aboutir à des attitudes plus négatives envers l’alcool quand le ton du film était négatif et plus positives quand le ton du film était positif.
Implications pour la santé publique
Les travaux qui démontrent l’influence des médias sur les représentations et les comportements sont aujourd’hui nombreux et bien étayés dans le domaine des pratiques de consommation touchant à la santé.
Toutefois, nos travaux sont parmi les premiers à porter sur les processus cognitifs sous-jacents à l’exposition à l’alcool dans les médias. Ils ont permis de mettre en lumière une relation causale entre l’exposition à des représentations de l’alcool et un changement d’attitude vis-à-vis de ce produit.
Nos résultats suggèrent que lorsque le spectateur est attentif aux contenus qui lui sont présentés, des modifications dans les représentations de la désirabilité de l’alcool peuvent se produire si celui-ci est présenté dans des circonstances favorables, ce qui est le plus souvent le cas.
Est-il possible, en rendant attentifs les spectateurs aux effets de la valorisation de l’alcool sur les pratiques de consommation, de neutraliser ce phénomène ?
Si cela était avéré, des voies de prévention inédites pourraient être envisagées. Bien sûr, ces perspectives ne dispenseraient pas les scénaristes de prendre conscience de l’effet sanitaire des clichés sur l’alcool qu’ils instillent dans les séries, et peut-être de mieux les maîtriser. À moins que les psychotropes ne soient un ingrédient indispensable d’une série addictive ?
Oulmann Zerhouni, Maître de conférences HDR, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières; Elisa Sarda, Maître de conférence, Université de Nantes et Laurent Bègue-Shankland, Professeur de psychologie sociale, membre honoraire de l’Institut universitaire de France (IUF), directeur de la MSH Alpes (CNRS/UGA), Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image à la Une : crédit HBO – DR- Tyrion Lannister (Game of Thrones), inséparable de son verre de vin. Et vous ?