Le vigneron français de Tokaj

Dites-moi où un bloggeur nantais du vin aurait-il une chance de rencontrer un vigneron français installé en Hongrie ?

A Perpignan bien sûr ! A centmetreducentredumonde la bien nommée.

Samuel Tinon, bordelais par la famille et par ses études vigneronnes, est arrivé à 21 ans comme coopérant à Tokaj normalement pour quelques mois, sauf qu’il est tombé dans le tourbillon de la grande Histoire. Nous sommes en 1991, l’année de folie pour ce vignoble renommé qui se libérait du carcan des grosses coopératives viticoles de la période soviétique.

Cette libéralisation déchaîna une vague spéculative de la planète finance, là où les investisseurs anglais, allemand et les Français comme le GAN, la GMF ou AXA Millésimes achetèrent massivement.

La force du destin

J’étais là avec mon savoir-faire de flying winemaker, j’ai appris le hongrois et suis resté. Deux ans plus tard, une jeune journaliste à la RVF, Mathilde Hulot, débarque à Tokaj pour suivre les investisseurs. Début d’une belle histoire d’amour…qui dure toujours. Augustin, Mehdi et Darius arriveront à la suite, dès le millésime 2000, comme trois petits grains Aszú.  

Des précisions sur le vignoble de Tokaj

Evidemment, on connaît tous le mot célèbre prêté à Louis XIV, offrant un verre de Tokaj à Mme de Pompadour en vantant ce « roi des vins, vin des rois » ou l’inverse, au choix du lecteur.

Dans son livre Le Cep, la Cape et l’Europe, ces vignobles européens qui longent les chemins de saint Martin (JCF Rives de Loire, 2019), Jean Claude Bonnaud, consacre plusieurs pages captivantes au vignoble hongrois. Il souligne combien le Tokaj fut un vin de diplomatie. Comment est–il arrivé à Versailles ? C’est Férenc Ràkôczi, le père de l’indépendance hongroise qui aurait eu l’idée de ce présent au plus puissant monarque d’Europe d’alors pour s’attirer ses faveurs. Les Habsbourg, Pierre Le Grand en Russie, Frédéric 1er en Prusse ne purent bientôt plus se passer de ce vin qui inspira aussi les plus grands esprits comme Voltaire, Goethe ou Rossini.

On ne s’attardera pas sur la découverte fortuite du Botrytis cinerae, en lien avec l’invasion ottomane, pour cerner la géographie de ce vignoble de 7000 ha situé à 250 km au nord- est de Budapest, dont le paysage culturel est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité depuis 2003. A noter que le Tokaj n’est plus 100% hongrois, environ 500 ha bénéficiant de l’appellation se trouve en territoire slovaque.

Un paysage de collines volcaniques au relief marqué avec, en bas la confluence de deux rivières : la Tisza et la Bodrog.En automne, l’humidité des rivières remonte sous forme de brume qui favorise le développement du Botrytis cinerae, ce champignon qui se nourrit de l’eau contenue dans le grain dessèche le raisin et augmente sa concentration en sucre. Les grains qui ont développé cette « pourriture noble » sont appelés les grains aszús. Ils sont principalement issus du cépage local : le furmint.

Cueillis grain par grain et foulés séparément, ils sont ensuite assemblés au vin blanc sec– le edes szamorodni - en cours de fermentation. La quantité de grains aszús ajouté au vin sec est strictement contrôlée, elle se compte en puttonyos –du nom de ces paniers de 25 litres servant à la récolte des grains.

On nomme les vins doux ainsi obtenus en fonction de la quantité de vin aszú ajoutée pouvant aller jusqu’à « Aszú 6 puttonyos ». Au-delà, le vin prend le nom d’Aszú Eszencia. Le Tokaj Eszencia, le plus liquoreux, est constitué à 100% de grains aszús (300€ la bouteille de 37,5 cl en millésime 2008). Après la fermentation, le vin va vieillir au minimum trois ans, dont deux en fûts de chêne. Cette durée de vieillissement peut aller jusqu’à 10 ans pour les vins les plus sucrés, et donc les plus nobles.

Sans oublier que la récolte tardive présente des risques majeurs pour le vigneron qui ne produit pas tous les ans ce précieux breuvage.

Comme on le sait et comme beaucoup s’en attriste, le consommateur tend à se détourner du goût sucré du vin, qui hier était un signe de rareté et de suprême élégance. Les ventes baissent et les remises en question s’imposent. Tokaj n’échappe pas à ce mouvement.

Les furmint secs ou Tokaj secs prennent les relais de croissance du Tokaji Aszù déclinant. Et puis, il y a ce vieux Tokaj oxydatif tombé dans l’oubli que Samuel Tinon essaie de faire revivre, avec un résultat magistralement prometteur : le Tokaji Szamorodni, qui veut dire « le vin qui se fait lui-même » : un vin sec issu de raisins botrytisés, élevé sous un voile de levure, sans ajout de Puttonyos.

Je tente de transmettre ici ce que j’ai compris du brief de Samuel : les raisins de cépage majoritairement furmint sont récoltés botrytisés, passerillés – c’est-à-dire très desséchés- à degré d’alcool élevé.

Faites entrer les champignons

Après fermentation, les vins vont en cave d’élevage non isolée et envahie de champignons qui vont assurer une protection supplémentaire en plus du voile de flor et provoquer une dés-alcoolisation car le champignon se nourrit de l’alcool. L’oxydation est à l’œuvre. 6 ans dans la barrique, puis la mise en bouteille : en ce moment j’embouteille les 2011.

Et encore quelques années avant la mise en vente, de 3 à 5000 bouteilles (50cl) produites seulement les années favorables.

A la question souvent posée de la perte de vin liée à l’évaporation, Samuel répond : oh, c’est minime, 1 à 2% par an, mais surtout on perd 50% en volume quand les vins tournent au vinaigre !

Et là Samuel nous raconte le combat acharné, la lutte à mort entre ses levures qui résistent, protégées par leur voile-bouclier et les bactéries qui attaquent.

Si la bactérie gagne, c’est la piqûre acétique et la mort du vin.

 

Fans de Samuel

Nous formions un petit groupe de fans autour de Samuel, buvant à la fois ses paroles et son nectar à l’attaque puissante, à la bouche riche et complexe dans la palette de notes d’amande, de gingembre, de noisettes ; la finale, très longue finissant sur une belle amertume.

Mathilde me voit désemparé dans ma prise de notes ; elle, auteur-journaliste aujourd’hui au magazine En Magnum, aussi tasting manager au domaine en connaît la difficulté quand il s’agit de déguster simultanément, elle me rassure gentiment : Il faudra passer nous voir, vous comprendrez mieux. Nous produisons du vin, des livres et élevons nos enfants au milieu des chevaux.

Merci pour l’invitation, Mathilde, auparavant je lirai votre livre Vins de Tokaj, (Édition Féret, 2001) et peut-être quelques autres car vous êtes une auteure prolixe.

Jean-Philippe

Image à la Une : illustration Joris Hoefnagel, 16ème siècle

Ecrit par Jean-Philippe RAFFARD
--------------------------------------------------------------- Toujours volontaire pour une virée dans le vignoble du bout de la Loire, du bout de la France, du bout de l’Europe ou du bout du monde, là où il y a des vignerons, là où il y a du bon vin. Jean Philippe n’oublie pas sa vie antérieure en marketing-communication pour lever le voile sur le commerce du vin et l’ingéniosité des marchands.

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