L’Alsace pour tester en bouche la géologie

Quoi de mieux que de mettre l’Alsace à l’honneur au cœur d’un des modules de dégustation géo-sensorielle à l’Université de Strasbourg ! Pourquoi direz-vous ? L’Alsace est connue comme véritable mosaïque de terroirs avec une diversité telle que l’interprofession lui reconnait 13 profils de terrains géologiques, allant de terroirs granitiques à marno-gréseux en passant par les gneiss, les roches volcaniques et schisteuses ou encore calcaires, loess et autres sédiments.

balades et dégustations

Voilà plus de 15 000 hectares en véritable terrain de jeu tant en balades oenotouristiques que dégustations diverses ! C’était il y a 150 millions d’années… la mer envahissait ce qui correspond aujourd’hui au fossé rhénan. C’est sur ce vieux socle de roches de l’ère primaire (granit) que se sont déposées de nombreuses roches sédimentaires comme le grès, le calcaire ou encore les marnes…

Et puis, bien plus tard, ce massif rhénan s’est effondré : au début lentement puis brutalement, donnant cette actuelle plaine du Rhin, des piémonts que nous pouvons observer depuis les collines à 200 et 400 mètres d’altitude de part et d’autre. Ainsi, les successions des dépôts marins et fluviaux ont ajouté des couches de complexité à l’Alsace. C’est pourquoi, il vous sera possible de tomber sur un fossile d’huitres lors de vos balades pédologiques.

apprendre la dégustation géo-sensorielle

Sous l’initiative de plusieurs passionnés, réunissant professeurs de pédologie, de vinification ou encore des vignerons alsaciens, le service formation continue de l’université de Strasbourg a mis en place depuis quelques années un diplôme universitaire consacré à la dégustation géo-sensorielle, une méthode de dégustation ancestrale perpétuée par les Gourmets du Moyen-Age pour valoriser les vins de lieu.

L’objectif est de travailler un de nos sens parfois trop peu valorisé dans notre quotidien, perdu au profit de la vue. Pourtant, c’est un des premiers se développant chez le fœtus dès la quatrième semaine : le toucher. Travailler la dimension tactile en bouche aide à percevoir les messages du vin, jusqu’à identifier son terroir d’origine.

Les modules passent par plusieurs disciplines afin d’intégrer cette approche : des débats et conférences avec des experts comme l’intervention de l’INAO (Institut National des Appellations d’Origine) autour du concept de terroir, des lectures de paysages, de la mise en pratique dans la vigne pour comprendre son environnement ou encore son système racinaire, des observations de fosses pédologiques et une approche géologique des roches !

sur le terrain des Blanck

Mise en pratique avec Philippe Blanck du domaine Blanck, vigneron de plusieurs générations, qui aime accueillir les dégustateurs curieux au milieu des vignes, sur les hauteurs de Kientzheim, au paysage époustouflant.

Philippe est aussi professeur de Qi Gong, cet art énergétique interne chinois fondé sur la connaissance et la maîtrise de l’énergie vitale… Des exercices qu’il aime mettre en pratique l’été au cœur du vignoble combinés à la dégustation de ses vins.

Car l’énergie dans le vin, ce n’est pas ce qui manque, surtout quand elle émane de Grands Crus tels le Schlossberg et le Furstentum !

Le groupe de passionnés réunis dans la salle à Strasbourg commence à se concentrer sur ses inspirations et expirations sous les mots de Philippe Blanck. La posture de dégustation pour accueillir l’énergie du vin est importante : notre corps doit se poser pour prendre conscience de ses ressentis. Des exercices de respiration permettent d’apprécier la circulation du souffle, jusqu’au diaphragme.

Puis, calibrons notre salivation et surtout mâchons le vin. Travailler le ressenti en surface de la texture du mélange vin-salive en bouche, apprécier sa pesanteur et sa consistance. Voilà, les ressentis sont là entre les deux Grands Crus : le premier vin est fluide, soyeux, à la pointe saline sur le bout de la langue affichant une salivation verticale (une sensation aérienne nous élevant vers la lumière) tandis que l’autre vin nous donne une sensation d’amplitude, de puissance, une salivation intense, sur les côtés de la langue et une texture poudrée.

le terroir qui fait saliver

Les deux terroirs sont lisibles : nous avons bien d’un côté un terroir granitique, un sol aux carences azotées poussant les levures à sécréter de l’acide succinique, un acide aminé qui fait saliver les glandes sublinguales disposées à l’avant, d’où cette salive muqueuse, épaisse et visqueuse ressentie uniquement sur l’avant de la langue. Quant à la composition du granit, on y trouve des cristaux comme le quartz, riche en silice.

La silice donne cette dimension verticale et lumineuse, ce minéral omniprésent dans notre quotidien (constituant notre croûte terrestre, utilisé dans l’industrie du BTP mais aussi dans l’agroalimentaire ou encore le pharmaceutique, connu pour ses bienfaits de souplesse et de fluidité des articulations).

Nous nous penchons sur une coupe d’un profil pédologique du terroir granitique du Schlossberg, premier Grand Cru reconnu d’Alsace en 1975 et nous observons à l’œil nu des petits cristaux brillants de différentes couleurs. Ce terroir granitique apporte des compléments chimiques à la vigne et au vin en se décomposant en minéraux : il offre du mica noir, une biotite riche en fer et magnésium ; du mica blanc, une muscovite riche en potassium ; le mica rose, beige et jaune (riches en sodium, calcium, potassium) ; et du feldspath qui se transforme en une argile riche en potassium et phosphore. Les grains de quartz, riches en silice, apportent une nature granuleuse qui aère le sol.

assurer la fraicheur

Pour que les argiles restent en surface, il faudra assurer un complexe humus-argile et ainsi de la matière organique en surface afin de protéger le sol et assurer une bonne circulation de l’eau.

Levons la tête pour observer le paysage : le Schlossberg est surplombé d’une forêt de chênes centenaires, une ombre apportant de la fraicheur à la vigne et au vin, ce qui fait la différence avec le Grand cru du Brandt, dépourvu de forêt et donc chaud… des sensations thermiques et tactiles que l’on peut ressentir en bouche !

Revenons à la seconde cuvée comparative avec le Grand Cru Furstentum. Le vin est ici ample et large en bouche avec une texture très poudreuse telle la craie… D’autres, amoureux de cuisine, auront la sensation de plonger leur main dans un sac de farine blanche !

Et oui, nous avons quitté les anciennes roches cristallines pour nous retrouver sur des calcaires mais aussi des marnes bleues du keuper (un fer à l’état réduit), témoins d’un milieu lagunaire aux nombreux fossiles d’huitres, des marnes rouges (un fer à l’état oxydé) et des marnes avec des nodules calcaires.

des millions d’années

Ces sols donnent une sensation thermique plus froide en bouche (retenant mieux l’eau d’ailleurs), une horizontalité de la salivation sur les côtés de la langue, une puissance et une amertume en finale qui invitent à laisser vieillir le vin pour mieux l’apprécier.

Nous n’avons pas parlé de cépage, ce n’était pas l’objet en dégustation géo-sensorielle mais nous avons laissé parler le riesling, un véritable révélateur de terroirs !

La texture et la sensation des salivations sur chaque Grand Cru présentait une trame commune au fil du temps, à travers les millésimes dégustés. Ce sont les marqueurs aromatiques qui apportaient de la nuance entre les millésimes 2002, 2004, 2018, 2020 et 2022 !

Pour Philippe Blanck, marcher dans ses parcelles de vignes permet de remonter le temps. Arrivés dans la vallée depuis Colmar, on pourra observer trois blocs différents de roches, séparés par des failles, représentant chacun une époque géologique donnant à chacun son Grand Cru.

Sur un premier bloc, le Grand Cru Mambourg au-dessus du village de Sigolsheim ; sur le second, le Grand Cru Furstentum au-dessus du village voisin de Kientzheim offre un sol mince de calcaires et marnes soit un dépôt sédimentaire de l’époque du Jurassique (-175 millions d’années) qui se retrouve au même niveau que le socle primaire de granit du troisième Grand Cru Schlossberg quelques centaines de mètres plus loin (séparés par la faille vosgienne).

Sur le Schlossberg, nous atteignons la plus ancienne époque avec un socle cristallin ayant vu une chaine de montagnes surgir il y a 330 millions d’années. Imaginez donc qu’en dégustant les Grands Crus Schlossberg et Furstentum, vous avez fait un saut de centaines de millions d’années dans l’histoire ?

Audrey

Image à la Une  : crédit domaine Blanck