Et si la génétique expliquait aussi les tendances sur le marché mondial du vin ?

Dans leurs travaux, les économistes s’inspirent parfois des sciences dures et notamment de la physique. Un des exemples les plus parlants vient de l’application du modèle gravitationnel de Newton au commerce international. Le principe est simple. Les flux de commerce entre deux pays sont déterminés principalement par la masse de ces pays (mesurée par le PIB) et la distance (en kilomètres) qui les sépare. Plus la masse du partenaire commercial est élevée et la distance avec lui est faible, plus le flux d’exportation sera important. C’est donc une loi d’attraction économique, centrale dans l’analyse empirique du commerce international.

Cette équation de gravité économique semble inébranlable, comme la physique newtonienne de la fin du XVIIe au début du XXe siècle. Elle est enrichie par l’ajout de variables historiques reflétant des liens particuliers entre les partenaires commerciaux (langue commune, frontière commune, etc.) ou de variables institutionnelles, politiques et économiques (l’appartenance à une union politique et douanière, la présence d’accords commerciaux bilatéraux, les montants des droits de douane, etc.).

Ces variables permettent d’affiner la précision des modèles gravitaires pour prédire les flux de commerce. Toutefois, la distance géographique continue à jouer un rôle trop important dans ces modèles, malgré des années de baisse tendancielle des coûts de transports.

Coûts cachés

On peut pousser l’analogie avec les développements de la physique au XXe siècle qui, sous l’impulsion d’Albert Einstein, ont montré les limites des lois newtoniennes. La fameuse matière noire (dark matter), souvent évoquée pour illustrer ces limites, trouve son pendant en économie avec les dark trade costs, des coûts cachés freinant les échanges mondiaux.

Ces coûts sont identifiés par les écarts entre l’intensité des échanges commerciaux tels que prédits par les modèles gravitationnels et les niveaux d’exportation réels. Ces dark facteurs, par nature difficiles à identifier, sont interprétés entre autres choses comme des différences culturelles limitant les possibilités de commerce entre les peuples. Ces barrières au commerce peuvent justement expliquer la surestimation du facteur de la distance géographique.

En réalité, ces barrières implicites au commerce international ne sont pas totalement insaisissables. Il est possible d’en mesurer certaines et notamment les différences culturelles et biologiques de long terme qui expliquent une partie des écarts de goûts entre nations.

Dans un article publié à l’été 2022 dans l’American Journal of Agricultural Economics, nous tentons d’approximer ces facteurs par la distance génétique entre les peuples. Cette distance est associée au temps écoulé depuis les derniers ancêtres communs de deux populations. Nous utilisons alors la distance génétique dans un modèle gravitaire appliqué aux exportations de vins français pour tester cette théorie.

Nos résultats montrent un fort effet de la distance génétique sur le commerce international de vin français. Cet effet ne peut être subsumé par la distance géographique, dont le rôle tend justement à diminuer fortement par rapport aux modèles traditionnels dès lors que la distance génétique est prise en compte.

Précisément, la distance génétique expliquerait entre 20 % et 40 % des effets auparavant attribués à la distance géographique. Notre interprétation principale est que la distance génétique capture les facteurs associés aux différences de goûts et de préférences entre pays.

Proximité culturelle gustative

Nous écartons d’autres interprétations par une série de tests mobilisant des données complémentaires. Du côté culturel, nous montrons que la distance génétique n’est pas juste une mesure de la distance entre nations en termes de confiance (la confiance étant un facteur important du commerce). Elle n’est pas non plus juste une prise en compte de dimensions culturelles générales telles que la langue, les valeurs ou la religion.

En d’autres termes, même si la distance culturelle « non gustative » peut jouer un rôle dans l’intensité du commerce international en général, nous montrons ici qu’un effet résiduel fort peut correspondre à une proximité culturelle gustative.

L’autre versant de cet « effet génétique » est la distance biologique liée au goût. Une importante littérature décrit en effet l’influence de la génétique sur les récepteurs moléculaires responsables des préférences en matière d’aliments et de boissons.

Plusieurs études mettent l’accent sur les différences d’appréhension de certains goûts (l’amertume par exemple) et les disparités d’appréciation qui en découlent concernant le café ou les boissons alcoolisées. Selon leurs bagages biologiques, deux personnes différentes ne ressentent pas l’amertume, l’acidité ou le sucré de la même façon. Diverses études portant sur le vin ont d’ailleurs identifié de profondes différences d’appréciation entre les personnes. Certaines variations génétiques semblent notamment associées à la préférence pour le vin rouge ou le vin blanc (peut-être parce que ces variations pourraient se traduire par des différences en matière d’olfaction, mais des travaux complémentaires doivent encore être menés pour le déterminer).

La distance génétique peut dès lors s’envisager comme un indicateur de différences de goût issues à la fois de la culture et de la biologie. Cette approche permet de quantifier le rôle de ce double facteur par rapport à d’autres déterminants cruciaux comme ceux évoqués précédemment (coûts de transports, barrières douanières, etc.).

L’exception du haut de gamme

L’implication économique de ce résultat est intéressante. En particulier, il peut être improductif de concentrer ses efforts commerciaux sur des marchés éloignés au sens gustatif. Sauf à être en mesure de changer rapidement les goûts d’une population, sous l’effet d’un phénomène de mode par exemple. Mais gare alors au retournement de marché…

Le boom de la consommation chinoise de vin au milieu des années 2000 et qui s’effondre depuis 2018 offre sans doute l’exemple typique d’un tel phénomène. Ce retournement prend de court bien des exportateurs de vin français, fortement exposés à ce marché. Pouvions-nous l’anticiper ? Peut-être pas, mais notre certitude que le monde apprécierait les vins français autant que nous s’estompe et fait place au constat que l’engouement initial des Chinois pour le vin revêtait sans doute un caractère de mode – voire un choix politique pour lutter contre la consommation d’alcool de riz, bien plus fort – plus qu’une réelle appétence gustative.

Enfin, un approfondissement de nos résultats montre que plus le niveau de gamme est élevé, moins les lois gravitationnelles s’exercent. En d’autres termes, le haut de gamme échappe à la gravité. Nouvelle entorse à la loi économique de la gravitation – mais bonne nouvelle pour les exportateurs de grands crus !

Nous montrons aussi que le commerce des grands vins est tout aussi peu affecté par la distance génétique. L’interprétation suit le fil du raisonnement précédent : les vins prestigieux appartiennent à l’univers du luxe et ne sont pas achetés pour être dégustés mais pour le statut social qu’ils confèrent à l’acquéreur, voire à des fins d’investissement. La spécialisation vers le haut de gamme constitue donc une stratégie payante pour continuer de récolter les bénéfices de la mondialisation et profiter des taux de croissance élevés des économies émergentes.

Comme en physique, l’exploration de la matière noire progresse en économie. Elle nous rappelle en tout cas qu’aucune loi, qu’elle soit physique ou économique, n’est durablement gravée dans le marbre.


L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. L’alcool ne doit pas être consommé par des femmes enceintes.The Conversation

Jean-Marie Cardebat, Professeur d’économie à l’Université de Bordeaux et Prof. affilié à l’INSEEC Grande Ecole, Université de Bordeaux; Olivier Bargain, Professeur, Directeur du magistère de sciences économiques, Université de Bordeaux et Raphaël Chiappini, Maître de conférences en économie, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Ecrit par Jean-Marie Cardebat
Catégories : le métier

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