C’est une exploitation viticole qui ne ressemble pas à celles qui l’entourent. La vigne y pousse au milieu de l’herbe et à l’ombre d’arbres fruitiers. Mais la particularité de n’arrête pas là : la maîtresse des lieux, la viticultrice Marie-Pierre Lacoste-Duchesne cultive sans pesticides de synthèse et utilise également deux fois moins de traitements au cuivre que la moyenne de sa région, la Nouvelle-Aquitaine.
Frugalité en pesticide et abondance en végétaux, ces deux phénomènes ne se retrouvent pas ici par hasard. Intégrer davantage de diversité végétale dans les parcelles et les paysages est une solution pour contrôler les espèces qui causent du tort aux cultures (maladies, mauvaises herbes, insectes herbivores…) et un levier pour sortir des pesticides.
C’est le résultat d’une récente expertise scientifique collective conduite par l’INRAE et faisant la synthèse de plus de 2000 articles scientifiques internationaux.
Mais comment expliquer cela ? Et pourquoi l’option prise par notre viticultrice, qui a ces dernières années par exemple, planté de nombreux arbres n’est pas plus privilégiée ?
La diversité végétale, un levier de réduction des pesticides
En agriculture, la diversification végétale consiste à semer des mélanges de variétés ou d’espèces cultivées, pratiquer l’agroforesterie, allonger les rotations, ou encore créer des paysages diversifiés avec des prairies, des bois et des haies. Autant de pratiques qui participent à la protection des cultures.
Notre expertise scientifique collective a recensé les mécanismes écologiques qui expliquent cet effet positif. D’une part, un environnement plus diversifié détourne les ravageurs des plantes cultivées. C’est un peu comme si les plantes jouaient à cache-cache avec les ravageurs. Un insecte repère sa plante hôte visuellement et olfactivement : si on la mélange avec d’autres plantes très différentes, il a du mal à la trouver.
Cela est démontré en agroforesterie, par exemple lorsque l’on cultive du blé sous des arbres : la canopée des arbres masque le blé aux pucerons des céréales, qui ne repèrent donc pas ce dernier lors de leurs déplacements aériens et passent leur chemin. De même, les maladies dues à des bactéries ou des champignons se transmettent beaucoup moins facilement d’une plante cultivée à l’autre si elles sont mélangées parmi d’autres variétés ou espèces.
Cela a été montré par exemple en verger de pommiers, dans lesquels des mélanges de variétés limitent les épidémies de tavelure (maladie due par divers champignons affectant le pommier, le poirier et divers autres arbres fruitiers). Ces principes sont les mêmes que ceux dont nous avons fait l’expérience durant l’épidémie de Covid : la mise en place de barrières à la diffusion du virus entre humains, et l’existence d’une différence de sensibilité au virus au sein de la population sont des freins à la transmission.
D’autre part, la diversité végétale se révèle particulièrement hospitalière pour les prédateurs naturels des ravageurs des cultures en fournissant aux oiseaux et insectes qui chassent ces nuisibles de quoi se nourrir (proies, pollens, nectars) et des habitats pour passer l’hiver et l’été, se reproduire, nicher…
La végétation non cultivée, située dans la parcelle (bandes enherbées ou fleuries, arbres isolés…), en son pourtour (haies, fossés…) ou sous forme de tâches (« patches ») dans le paysage (bosquets, prairies permanentes…), héberge ainsi des insectes utiles. Par exemple les coccinelles ou les coléoptères de la famille des carabes, ainsi que des oiseaux ou encore des chauves-souris qui mangent les indésirables.
Des pesticides à la diversification végétale : de quoi parle-t-on ?
Il ne s’agit pas de remplacer un à un les pesticides chimiques par une solution alternative, il s’agit de changer la logique d’ensemble pour restaurer les processus naturellement à l’œuvre dans l’écosystème agricole, là où la chimie s’y substitue.
Les pesticides chimiques présentent les avantages d’être faciles à mettre en œuvre et peu coûteux pour l’agriculteur. En supprimant les espèces indésirables, ils ont certes un effet immédiat, mais présentent de multiples désavantages à plus long terme, bien documentés par d’autres synthèses récentes : perte de la biodiversité, pollution environnementale, atteintes à la santé humaine.
[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]Pratiquer la diversification végétale est plus complexe car elle nécessite de repenser ses modes de production, mais elle offre de multiples bénéfices, tant pour les agriculteurs que pour la société dans son ensemble.
En plus du contrôle des espèces indésirables, la diversité favorise aussi la pollinisation, la fertilité des sols, la régulation de l’eau, soit autant de services écosystémiques qui contribuent à la production agricole en limitant les besoins d’intrants chimiques. La diversité végétale atténue également la pollution de l’eau par les pesticides, améliore le stockage du carbone, contribue à limiter les inondations et les sécheresses.
Y a-t-il une baisse des rendements de production ?
On constate que les rendements sont globalement comparables à ceux des cultures sous pratiques conventionnelles, mais avec une grande variabilité en fonction des situations. En effet, les systèmes diversifiés ne sont pas toujours conduits dans des conditions optimales. D’une part, les variétés commerciales n’ont pas été sélectionnées pour être performantes en systèmes diversifiés ni en l’absence d’intrants de synthèse.
D’autre part, la biodiversité locale a été façonnée et appauvrie par l’usage historique et généralisé des pesticides ; or la biodiversité est à la base de la fourniture de services écosystémiques qui soutiennent la production agricole en conditions diversifiées. On peut légitimement penser qu’il existe une grande marge d’amélioration des systèmes diversifiés tant en termes de production que de résilience face au changement climatique, là où les systèmes conventionnels atteignent leurs limites.
Les rendements des cultures conventionnelles ont en effet atteint un palier depuis plus de 10 ans. Le contexte du changement climatique, marqué par des épisodes fréquents et intenses de sécheresse, d’inondation, de canicule, de gelées tardives et de mégafeu, fragilise durement les systèmes de cultures conventionnels.
Les études scientifiques montrent que les systèmes diversifiés sont de leur côté plus résistants (maintien des rendements) et résilients (fonctionnement écosystémique rétabli) à ces épisodes climatiques.
Des difficultés en amont et en aval
Mais alors, pourquoi la diversification reste-t-elle minoritaire ?
Parce qu’elle se heurte à de nombreux verrous d’ordres économique, sociotechnique et institutionnel. L’expertise scientifique collective montre que ces verrous sont liés à l’organisation très optimisée du système agroalimentaire conventionnel. La transition agroécologique nécessite un changement profond de ce système à tous ses niveaux organisationnels. Les politiques visant à faire évoluer les pratiques, telles le plan Ecophyto en France, qui suscite des inquiétudes, ou la Politique agricole commune, ciblent essentiellement les agriculteurs.
Or les choix des agriculteurs dépendent étroitement des acteurs situés en amont (semenciers, équipementiers, recherche et développement, conseil…) et en aval (débouchés) de la production agricole. Par exemple, le coût élevé des équipements spécialisés (semis, récolte de mélanges, entretien des haies) ou les standards imposés par les entreprises de transformation agroalimentaire (calibre des fruits, pureté variétale, date de maturité) sont bloquants pour engager la diversification des cultures.
Autrement dit, si on incite l’agriculteur à diversifier ses cultures mais qu’il ne peut pas facilement les produire ni les vendre, il ne va pas le faire. C’est l’ensemble des filières qui doit évoluer.
Quels moteurs pour changer les pratiques ?
Mais alors comment faire ? La transformation du modèle agricole français au sortir de la 2e Guerre mondiale a prouvé l’efficacité de politiques ambitieuses pour engager et accompagner des changements de grande ampleur. Mais les quelques travaux évaluant les politiques agricoles récentes et actuelles concluent qu’elles ne sont pas à la hauteur de l’enjeu.
En complément d’un cadre politique national et européen volontariste, les initiatives territoriales sont d’importants moteurs de changement. Ainsi, les plans alimentaires territoriaux (PAT) peuvent aider le développement de circuits courts et de débouchés locaux pour des produits de diversification végétale.
Par exemple les légumineuses (comme les pois, luzerne, féverole…) sont préconisées dans la diversification (en mélange, dans les rotations ou en interculture) car elles fertilisent naturellement les sols, et elles ont surtout pour débouchés les élevages. Sauf que la majorité des territoires français ont perdu leurs élevages au profit de grandes cultures spécialisées, et que les besoins en protéines végétales des animaux sont actuellement comblés en France par l’importation de soja.
Les accords internationaux et une organisation de cette filière au niveau mondial contraignent les différents plans « protéines » français et européens qui ont échoué à contrer les forces économiques en jeu. Pour intégrer les légumineuses dans les productions agricoles, des solutions territoriales de débouchés sont à étudier (par exemple méthaniseurs, pâturages itinérants, ou encore restauration collective).
Chaque territoire est particulier : il n’y a pas de solution générique mais des solutions locales à co-construire avec les agriculteurs, les filières, les coopératives, les institutions locales comme les chambres d’agriculture et les communautés de communes, les syndicats de rivière, les associations d’environnement, etc.
Notre expertise scientifique collective suggère ainsi que les recherches doivent intégrer des démonstrateurs territoriaux pour documenter les cas de transition agroécologique, en retirer les enseignements génériques ainsi que les facteurs spécifiques locaux. C’est ce qu’engagent des laboratoires de recherche INRAE et CNRS
Aude Vialatte, Directrice de recherche en agroécologie, Inrae; Anaïs Tibi, Coordinatrice d’Expertises scientifiques collectives, Inrae et Vincent Martinet, Directeur de Recherche en économie des ressources naturelles, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image à la Une : Paysage agricole près de Sourcieux-les-Mines (Rhône) INRAE/Marie-Christine Lhôpital, Fourni par l’auteur