Si les cavistes français ne proposent pas de vin suisse, est-ce parce que nos voisins helvètes ne produisent pas de vin ? Que nenni. Avec plus d’un million d’hectolitres produits en 2023, la Suisse est selon l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV) le 21e producteur de vin au monde. Au XIXe siècle, le vignoble suisse a été considérablement impacté par le phylloxera. Il est passé de 35 000 hectares de vignes en 1850 à 15 000 hectares aujourd’hui. Sa taille et son volume de production sont comparables au vignoble alsacien, qui lui exporte 26 % de sa production.
Un vin de consommation locale
L’explication de cette mystérieuse absence nous est donnée par l’Observatoire Suisse du Marché des Vins (OSMV) : 99,5 % des 101 millions de litres de vins produits en Suisse sont consommés sur le territoire national. Mais les Suisses consomment en réalité bien plus que ces 100,5 millions de litre de vin. Avec 35 litres par habitant et par an, le pays se hisse à la 4e place mondiale derrière le Portugal, la France et l’Italie. La production nationale ne suffit donc pas à étancher leur soif de vin, c’est pourquoi ils importent près des 2/3 des vins consommés en Suisse, essentiellement depuis les pays voisins : l’Italie fournit 24 % des vins consommés en suisse, la France 14 %. Mais l’importance du marché national ne justifie pas nécessairement une part si limitée de l’export. De nombreux pays ont un marché intérieur dynamique, et exportent pourtant une part importante de leur production.
Alors la faiblesse des exportations est-elle induite par un manque d’investissement dans la promotion internationale ? Début 2023, le Conseil National (parlement suisse) avait attribué 6 millions de francs (soit 6,18 millions d’euros) supplémentaires annuels à Swiss Wine Promotion, l’organisme de promotion du vin suisse, triplant ainsi son budget. Ce budget de promotion de 9 millions de francs (comparable, encore une fois à celui du Conseil Interprofessionnel des Vins d’Alsace – CIVA) a été reconduit en 2024.
Pourtant si Swiss Wine Promotion investit 10 % de son budget dans la promotion internationale, la visibilité des vins suisses n’étant pas corrélée à sa disponibilité physique chez les distributeurs internationaux, les retombées export sont limitées. Ou pour le dire autrement : quel est l’intérêt de mener une campagne publicitaire ou de promotion pour des produits que les consommateurs ne peuvent acheter nulle part ?
Complexité administrative et rentabilité
Alors pourquoi les 2 500 vignerons et vigneronnes suisses ne sautent-ils pas le pas de l’export ? La Suisse est un pays fédéral qui ne fait pas partie de l’Union européenne. Cette situation engendre des complications administratives à l’export pour les domaines, souvent de taille modeste (6 hectares en moyenne) et aux moyens humains limités. Si la Suisse attire de nombreux touristes – le vignoble en terrasse de Lavaux est classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2007 – les œnotouristes visitant la Suisse ne bénéficient pas des mêmes facilités pour passer commande au domaine et se faire envoyer les vins à domicile que dans les pays de l’Union européenne.
Mais la complexité administrative et le poids des taxes n’expliquent pas à eux seuls le choix des producteurs de vin suisse de se limiter au marché national. Le facteur économique est également crucial : le marché national offre à beaucoup d’entre eux une rentabilité bien supérieure à l’export, notamment par le biais de la vente directe au caveau à une clientèle déjà fidélisée. C’est ce qui contribue à expliquer la faible présence des vignerons suisses sur les principaux salons professionnels internationaux : ils n’étaient que 38 cette année à Prowein et 18 à Wine Paris.
N’oublions pas non plus que 36 % des vins suisses sont produits à base de cépages autochtones : Chasselas (24 %) mais également Gamaret, Garanoir, Petite Arvine, Amigne, au total plus de 90 cépages autochtones sont cultivés en suisse. La plupart ne sont cultivés nulle part ailleurs, ce qui limite leur attrait pour les consommateurs internationaux, car contrairement au Grüner Veltliner qui est devenu le cépage emblématique de l’Autriche, ils sont pour la plupart confidentiels et connus seulement d’amateurs curieux de découvertes.
Déficit d’image hors des frontières nationales
La qualité des vins a augmenté substantiellement au cours des dernières décennies, mais le pays n’attire l’attention des critiques internationaux que depuis relativement peu de temps : le guide Wine Advocate (Robert Parker) ne note des vins suisses que depuis 2014.
En 2023, sur les 281 vins suisses dégustés, 27 ont obtenu plus de 95 points et 216 ont obtenu plus de 90 points au Wine Advocate. Un vin suisse a également pour la première fois obtenu la note maximale (Grain par Grain Petite Arvine Domaine des Claives 2020 produit par Marie-Thérèse Chappaz.
En 2024, 48 vins suisses ont été médaillés d’or ou d’argent au Concours Mondial de Bruxelles. Mais contrairement à des pays comme l’Italie, La France ou l’Espagne, les vignerons suisses ne peuvent pas s’appuyer sur la gastronomie pour toucher de nouveaux consommateurs à l’international : les restaurants suisses sont rares hors des frontières nationales. La diaspora suisse ne constitue pas non plus un relai numériquement très puissant puisque selon l’office fédérale de la statistique moins de 814 000 suisses résident à l’étranger, dont la majorité dans les pays frontaliers.
Cependant le faible volume d’exportation n’est peut-être finalement pas si problématique. Évidemment l’absence de vins suisses chez votre caviste ne sert pas la reconnaissance internationale des vignerons helvètes, qui pourraient pourtant capitaliser sur l’image de qualité et de précision des produits nationaux. Mais à une époque où la soutenabilité (écologique, économique et sociale) guide la réflexion de nombreuses régions vitivinicoles, la filière helvète du vin pourrait bien servir d’exemple.
Magalie Dubois, Docteur en Economie du vin, Burgundy School of Business ; Antoine Pinède, Research Assistant in Economics, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et Nicolas Depetris Chauvin, Professeur d’économie, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.