Depuis quand note-t-on les vins ?

Steven Spurrier est mort le 9 mars dernier. Son nom ne vous dit probablement rien, et pour cause : sa mort est passée presque inaperçue dans les médias hexagonaux. Alors que dans la presse anglophone, les hommages et les superlatifs pleuvent : « légende », « Grand homme du vin », « visionnaire ». Si les médias français en ont si peu parlé, c’est parce que Steven Spurrier a été à l’origine d’un évènement qui a eu une répercussion plutôt négative pour notre industrie vitivinicole.

Steven Spurrier est un négociant en vins britannique venu s’établir à Paris en 1970. Alors âgé de 29 ans, il ouvre La Cave de la Madeleine. Trois ans plus tard, il fonde l’Académie du Vin (Wine Academy) avec l’aide de John Winroth (correspondant en vins pour le International Herald Tribune) et de Patricia Gallagher. Mais on retiendra surtout le nom de Steven Spurrier car il est à l’origine d’une dégustation à l’aveugle qui deviendra célèbre, au grand dam des producteurs de vin français.

Le Jugement de Paris : la dégustation qui a changé le monde du vin

En 1976, à l’occasion de la célébration du bicentenaire de l’indépendance américaine, Steven Spurrier organise une dégustation de vins californiens à l’Hôtel Intercontinental de Paris. Pour rendre la dégustation plus attractive, il a une idée qui va tout changer. Ses douze vins californiens seront en compétition, à l’aveugle, avec huit grands vins français – de Bordeaux pour les Cabernet Sauvignon et de Bourgogne pour les Chardonnays.

Les neuf juges présents sont tous des experts français reconnus : Odette Kahn, rédactrice en chef de la Revue du vin de France, Aubert de Villaine, copropriétaire du Domaine de la Romanée-Conti, Pierre Tari, secrétaire général de l’association des Grands Crus Classés, Raymond Oliver, chef et propriétaire du restaurant le Grand Véfour, Jean‑Claude Vrinat, propriétaire du restaurant le Taillevent, Christian Vannequé, chef sommelier du restaurant La Tour d’Argent, Pierre Bréjoux, inspecteur général de l’INAO, Michel Dovaz, de l’Institut du Vin, Claude Dubois-Millot, directeur commercial du guide Gault & Millau. Tous se prêtent au jeu, confiants de la supériorité des vins français sur les vins californiens. Chacun note les vins sur une échelle de 20 points selon 4 critères (couleur, nez, bouche, équilibre) établis à l’avance.

Quand Steven Spurrier révèle les résultats, à la surprise générale deux vins californiens arrivent en tête : Stag’s Leap Wine Cellar 1973 pour les rouges (devant les Châteaux Mouton Rothschild, Haut Brion et Montrose) et Chateau Montelena 1973 pour les blancs. Incompréhensible pour les jurés qui vivent le moment comme une humiliation.

Le Jugement de Paris, en 1976, a changé la donne en matière d’évaluation des vins.
Bella Spurrier, Author provided

La presse française ne relaie pas les résultats de la compétition. Le seul journaliste présent – américain qui plus est – ne publie qu’un court article plus d’une semaine après la dégustation. Si les répercussions ne sont pas immédiates, le Jugement de Paris marque l’émergence des producteurs de vins hors du continent européen. Ces derniers se savent désormais capables de supplanter les vins français, alors considérés comme les meilleurs du monde. Le Jugement de Paris élève à la fois la conscience viticole, le patriotisme et la demande de vins américains. Le public américain souhaite s’initier au vin, mais comment choisir les meilleurs vins parmi les milliers de références disponibles en ne s’appuyant que sur d’obscurs commentaires d’experts ?

L’innovation évaluative, clef de la démocratisation du vin

La véritable innovation est souvent une question de format et de présentation permettant des évaluations plus intelligibles, plus décisives et plus critiques. Cela se fait fréquemment en complétant ou en remplaçant les descripteurs qualitatifs (commentaires de dégustations) par des évaluations chiffrées. Ce type de système de notation du vin est compréhensible quelle que soit la langue parlée, devenant le premier système d’évaluation véritablement international : aucun vocabulaire du vin n’est nécessaire pour comprendre instantanément et intuitivement la notation standardisée et identifiable, de 50 à 100. Il est également plus facile pour les détaillants en vin d’afficher des chiffres (entre 90 et 100) que des descriptions exhaustives des vins dans leurs magasins et en ligne.

À une époque où la plupart des notations utilisent le système d’étoiles inspiré du symbole de qualité du Guide Michelin, le jeune critique Robert Parker est parmi les premiers à attribuer une note chiffrée aux vins à la fin des années 1970 dans son guide d’achat du vin : le Wine Advocate. Son évaluation performative de la qualité des vins sur une échelle de 100 points – copiée sur le système scolaire américain – vise à fournir aux non-initiés un moyen de comparer la valeur réelle d’un vin par rapport aux autres par un moyen autre que le prix. Dans le système de notation de Parker, les vins se voient attribuer des points pour les qualités qu’on leur trouve plutôt que de se voir retirer des points pour des défauts détectés. Robert Parker détaille de manière transparente la structure de l’échelle de 100 points comme une évaluation presque scientifique. Chaque vin a une base de 50 points, la couleur et l’aspect méritent jusqu’à 5 points, l’arôme et le bouquet méritent jusqu’à 15 points, la saveur et la longueur en bouche méritent jusqu’à 20 points et le niveau de qualité global ou le potentiel de vieillissement méritent jusqu’à 10 points.

Le système de notation à 100 points a été rapidement adopté d’abord par des publications américaines concurrentes comme le Wine Spectator – en 1980 – et finalement dans le monde entier par la plupart des critiques de vin influents, devenant une norme mondiale dans l’industrie du vin jusqu’à aujourd’hui. Il existe quelques exceptions, notamment au Royaume-Uni, où la critique Jancis Robinson attribue des notes sur une échelle de 0 à 20 (copiée sur le système scolaire britannique). Mais le plus souvent des grilles de correspondances sont fournies pour pouvoir les convertir sur une échelle de 100. Pour ses détracteurs ce système de notation ne permet pas de rendre compte de la complexité des vins et mènent droit à une homogénéisation des styles de vins.

Le vin plaisir

L’innovation évaluative des années 1970 a marqué le passage à une manière de parler du vin de plus en plus mondialisée, moins technique et plus axée sur le plaisir. Les informations sur la qualité des vins fins et leur évaluation professionnelle ont joué un rôle majeur dans la formation des tendances actuelles de consommation. À bien des égards, l’émergence de l’industrie vinicole américaine repose sur l’existence d’un système de classification généré par les critiques qui aide les nouveaux consommateurs à s’y retrouver dans la complexité des produits et à apprécier le vin. La transformation de l’industrie du vin, qui est passée d’une industrie axée sur la production à une industrie axée sur le marché, a accru la dépendance à l’égard des critiques. Le vin reste à ce jour le seul produit alimentaire dont l’évaluation de la qualité est chiffrée.
The Conversation

Magalie

Photo à la Une : Steven Spurrier dans la cave de sa maison du Dorset, août 2020. Lucy Pope Author provided

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Ecrit par Magalie Dubois
Magalie Dubois, Doctorante en Economie du vin, Université de Bordeaux
Catégories : règles, certifications

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