Les vignes fantômes de Sercq

Comment une ballade tranquille dans une île microscopique se transforme-t-elle en un thriller de la vigne. Mais d’abord repérons nous.

Sur un confetti en étoile de mer de 5,4km2…

Non loin de la pointe du Cotentin, Sercqlittle sark en anglais- compte parmi les îles anglo-normandes souvent réduites à Jersey et Guernesey. Il est un peu compliqué de s’y rendre : ferry de Saint-Malo à Guernesey, puis une vedette qui assure une liaison quotidienne en été. Vos efforts seront récompensés par la découverte d’une nature préservée -les automobiles sont bannies- bocagère, verdoyante et hippomobile, parsemée de guest-houses et cottages proprets.

L’ensemble est protégé des envahisseurs par de hautes falaises et par l’autorité d’une seigneurie féodale.

Bizarre ces vignes…

La randonnée étant l’activité reine, nous voilà sur un chemin caillouteux en direction du vieux moulin et c’est alors, en regardant le sud, que je découvre une vaste étendue plantée de vignes.

Bizarre ces vignes. Elles sont palissées en rangs serrés et emprisonnées dans la végétation- rien à voir avec l’agriculture biologique.

Ces jeunes vignes non taillées sont abandonnées !

 

 

Et là, je tire le premier fil d’une histoire invraisemblable…

qui empoisonne la vie de l’île depuis 10 années. Pas une ligne bien sûr dans les guides touristiques. C’est la seule parcelle restante, plantée en chardonnay et müller-thurgau, je crois, toutes les autres ont été arrachées me dit Richard, le propriétaire du moulin, surpris de me voir cueillir une grappe aux petits grains durs comme des billes.

Les protagonistes de l’histoire sont deux frères jumeaux, David et Frederick Barclay, des milliardaires anglais non conformistes, propriétaires, entre autres, de l’hôtel Ritz de Londres et du Daily Telegraph ; des résidents monégasques amateurs de paradis fiscaux.

Ont-ils perçu le réchauffement climatique avant tout le monde ?

Ils auraient déclaré sur le ton du défi : Nous allons faire à Sark un vin digne d’être servi dans notre palace.

 

250 000 pieds de vigne, pas moins !

Sitôt dit sitôt fait, les voilà qui achètent Brecqhou l’île d’à côté pour y construire un manoir de style Tudor à 100 millions de livres. Ils engagent l’expert œnologue Alain Raynaud, ancien président de l’Union des Grands Crus de Bordeaux. Ils rachètent des pâturages à tout va et font planter 250 000 pieds de vignes. Mais où nos vaches vont-elles paître maintenant ? s’interrogent les îliens.

Cette épopée granguignolesque est fort bien décrite dans l’article d’Edouard Launet publié dans Libération en juin 2014. A l’époque, les vignes nouvelles s’apprêtaient à donner leurs premiers fruits, tous les espoirs étaient permis. La suite passe sous le radar des médias, c’est motus, on n’étale pas une bérézina au grand jour, me dit Richard, le voisin qui visiblement ne porte pas les frères Barclay dans son cœur.

L’œnologue français avait fait planter beaucoup de variétés différentes, notamment l’Albarinho et le Savagnin pour voir celles qui allaient tenir. Ici, vous savez, même s’il y a un peu plus de soleil qu’ailleurs, il pleut souvent. On s’en doutait.

marche arrière toute !

La récolte 2014 fut prometteuse avec 3000 bouteilles produites, l’année 2015 fut catastrophique avec une météo exécrable, de la pourriture partout. Et 2016, l’année de la dégringolade.

L’œnologue bordelais s’en va, dénonçant « des conditions climatiques inappropriées et un climat politique malsain ». Un vent de révolte souffle parmi les habitants, les élections sont défavorables aux amis des frères Barclay.

Alors les jumeaux milliardaires déclarent que les îliens « ne voulant pas de la richesse qu’ils leur apportaient » font arracher les vignes et fermer les trois résidences hôtelières qu’ils avaient fait construire.

La seule vigne qui échappa au massacre est celle-ci, abandonnée là, devant mes yeux. « Personne ne sait tailler la vigne à Sark ».

Avis aux viticulteurs casse-cou !

 

 

des bouteilles collector

Richard me présente une bouteille collector de type bordelaise dont l’étiquette révèle l’amateurisme de l’appellation : «Les vignobles de l’isle de Sercq » est écrit en Français alors qu’on est au Royaume-Uni, un domaine fantôme, aucune mention obligatoire. Avis aux collectionneurs, il en resterait quelques unes dans les chaumières !

Vous savez, cette histoire est trop récente, les blessures saignent encore, il y a des actions en justice, les habitants d’ici sont profondément divisés, ce qui n’était jamais arrivé même aux pires heures de l’occupation allemande.

Il faudra attendre le décès des jumeaux Barclay -84 ans- pour que la vérité fasse jour, en attendant, Aldan, le fils ainé qui gère les affaires de la famille aurait déclaré récemment : Oh ! le vin n’était pas vraiment une bonne idée, c’est le cannabis qu’il faut planter !

Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ?

Jean-Philippe

Crédits photographiques : Manche Tourisme, Little Sark Tourism information

Ecrit par Jean-Philippe RAFFARD
--------------------------------------------------------------- Toujours volontaire pour une virée dans le vignoble du bout de la Loire, du bout de la France, du bout de l’Europe ou du bout du monde, là où il y a des vignerons, là où il y a du bon vin. Jean Philippe n’oublie pas sa vie antérieure en marketing-communication pour lever le voile sur le commerce du vin et l’ingéniosité des marchands.

2 commentaires

  1. Curade dit :

    J’ai lu avec intérêt votre article sur le fiasco des vignes de l’île de Serq. Je suis particulièrement intéressée car un projet similaire existe à Belle ile-en- mer. Un milliardaire veut implanter des vignes sur l’île 12 ha de vignes dont 4 ha sur la côte sauvage exposées aux vents et tempêtes d’hiver, côte protégée Natura 2000 pour laquelle il demande une dérogation. Comme les Barclays, il a, pour lui-même, acheté une petite île du Morbihan, mais c’est à Belle-ile qu’il veut planter. Ici, Il y a ceux qui sont pour ce projet , et ceux qui sont contre. L’enquête publique est révélatrice de cette scission dans la population.
    Les associations de protection de l’Environnement sont vent debout contre ce projet surtout à cause des terres protégées.
    Moi-même ne suis pas opposée à un vignoble dans le Centre de l’Ile, (bien que je ne crois pas à une réussite à cause du climat très exposé aux intempéries) mais je ne suis pas d’accord pour que l’on touche aux terres Natura 2000.
    Venez-voir les lieux, votre avis de spécialistes intéressera beaucoup de monde.
    Bien cordialement

    1. Francois SAIAS dit :

      Merci de votre intérêt pour nos articles. Et merci d’attirer notre attention sur ce projet. Effectivement il n’est pas étonnant qu’un tel projet génère un clivage dans la population. Nous reviendrons vers vous dès que possible et rédiger un article sur le sujet le cas échéant.

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